Cris et chuchotements, film choral et désirs dissonants : ce sont LES BRUITS DE RECIFE

Le premier long-métrage de fiction de Kleber Mendonça Filho, qui fait suite à ses superbes courts-métrages, sort dans les salles françaises. Enfin. A Nantes puis à Belfort, cela fait plus d’un an que les festivaliers l’ont découvert. Il est désormais temps de les rejoindre dans cette rue de Recife où le Brésil se révèle. Très loin des clichés, tout près de puissantes influences cinématographiques.

 

12 years a slave, geignent Steve McQueen et son héros pour ravir notre pitié. « Plusieurs générations, jusqu’à aujourd’hui, en bas de chez moi et de chez vous », répond froidement Kleber Mendonça Filho depuis son quartier de Recife où il a pris l’habitude de tourner ses films. Somme de ces esquisses au format court, et somme des existences qui peuplent les immeubles de la rue, Les bruits de Recife tire le portrait du Brésil en retenant son mauvais profil, celui que le pays souhaiterait cacher. Celui d’une discrimination raciale qui perdure, non sous la forme d’un système officiel mais d’un héritage devenu tacite des richesses et des brimades, doublé d’un sentiment nébuleux d’antipathie, de paranoïa et de morgue qui se diffuse dans toute la société. Le Brésil préfère orienter les regards vers la samba et le football, la capoeira et les plages. Mendonça Filho escamote précisément ces aspects, en leur lançant à peine un coup d’œil, de biais : des enfants qui tapent dans un ballon au second plan d’une scène, une plage où l’on va prendre un bain de minuit au risque de se faire attaquer par un requin. C’est sur la vérité du quotidien que le réalisateur focalise son attention, par touches aussi petites que les faits et gestes qu’il saisit au vol. Puis il les assemble en un patchwork dont l’ampleur place naturellement Les bruits de Recife dans les pas des modèles du film choral. Ce n’est pas Je vais à Rio qui fait le lien entre Mendonça Filho et Claude François, mais Magnolia.

Le Brésil des Bruits de Recife est une bombe à retardement, et la question pertinente n’est plus de savoir si elle va exploser mais quand

Comme ce dernier ou le Short cuts de Robert Altman, Les bruits de Recife rassemble des vies qui se frôlent mais ne se croisent pas, et accentue les connexions entre d’autres qui se croisent sans savoir à quel point elles sont en réalité imbriquées. Par l’action du cinéma, le tout devient plus que la somme des parties. Par-delà la réunion d’existences individuelles, fragment visible de l’iceberg, se dévoile la part immergée de celui-ci : ce que l’on nomme société. Avec des règles non écrites mais indiscutables (concernant la hiérarchisation, les droits et les devoirs), et une histoire commune dont on assure la perpétuation quand bien même on laisse se décomposer ses traces matérielles – les plantations de canne à sucre, où l’esclavage et l’iniquité désormais insidieux à l’ombre des immeubles se vivaient à ciel ouvert. Le Brésil des Bruits de Recife est une bombe à retardement, et la question pertinente n’est plus de savoir si elle va exploser mais quand. Les personnages du film le savent eux aussi, tous, même si aucun n’ose le dire – peut-être parce que cette intuition se loge dans leurs tripes et dans leur inconscient. D’où l’importance toute particulière des ambiances et des perturbations sonores, les unes et les autres très travaillées et influentes dans notre ressenti du film : au contraire de la vue, sens très conscient et analytique, ce que notre ouïe capte et provoque en nous joue à un niveau plus profond et instinctif. Animal, presque. En ouvrant le cadre de son film bien au-delà de la seule observation naturaliste, Mendonça Filho accroît notre compréhension de ce qui s’y joue.

Son inventivité narrative et plus encore visuelle est extraordinaire. Elle nourrit la mise en scène de micro-incidents qui se désaxent volontiers par rapport à la réalité ordinaire, calibrée, pour arpenter les marges de l’incongruité ou du rêve. Tirer sur une cigarette face au tuyau de l’aspirateur afin qu’y disparaisse la fumée, faire espionner le gardien de nuit par un enfant le filmant avec son téléphone portable, s’écharper entre sœurs sur la voie publique par jalousie au sujet de dimensions de téléviseurs LCD : la première catégorie n’appartient qu’au cinéaste. Mais la part de rêve, qui tourne en vérité au cauchemar, ne fait pas mystère de l’affinité de Mendonça Filho pour le cinéma de terreur des années 1970. On pense essentiellement à John Carpenter, et sa manière de faire sourdre une peur panique depuis les entrailles du quotidien en apparence le plus banal qui soit – dans Halloween, Assaut. Une séquence de pillage de domicile par une horde sans visages cite explicitement (et talentueusement) cette seconde référence ; mais la pirouette lui servant de conclusion symbolise l’indécision qui lèse un peu Les bruits de Recife sur la durée. À force de ne pas s’engager pour de bon dans l’une ou l’autre de ces voies qui lui tendent les bras – soit Magnolia, soit Assaut – le film reste à la croisée des chemins. Il ne se jette pas à l’eau, et donne le sentiment de ne pas entièrement concrétiser son immense potentiel. Ce qui peut aussi être vu comme laissant encore une marge de progression à son déjà brillant réalisateur.

 

Retrouvez ici notre entretien avec Kleber Mendonça Filho

 

LES BRUITS DE RECIFE (O som ao redor, Brésil, 2012), un film de Kleber Mendonça Filho, avec Irandhir Santos, Gustavo Jahn, Maeve Jinkings, W.J. Solha… Durée : 131 min. Sortie en France le 26 février 2014.

 

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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