LA FILLE INCONNUE : le perfectionnisme est un humanisme
Quand le Dr Jenny Davin apprend que l’inconnue à qui elle n’a pas ouvert sa porte, un soir, a été retrouvée morte, elle se met en tête de découvrir son nom : davantage qu’un film sur une banale culpabilité, le nouveau Dardenne revendique le perfectionnisme moral comme une nécessité contemporaine.
C’est l’histoire d’une porte qu’une doctoresse a eu le malheur de laisser fermée, une seule et unique fois, la fois de trop. Non parce que notre héroïne est indifférente à son prochain, mais parce qu’elle souffre de perfectionnisme moral. Si elle n’ouvre pas à la personne qui sonne à la porte de son cabinet, une heure après la fermeture, c’est pour se ménager ; il le faut pour établir de bons diagnostics. Si elle cherche ensuite à savoir qui était la femme venue chercher son aide, ce n’est pas seulement par culpabilité, mais par souci de devenir humainement meilleure. Prise en défaut, elle veut se corriger. Nous sommes chez les Dardenne, des frères cinéastes qui ne laissent pas une raison médiocre motiver leur protagoniste. Jenny est apparemment un médecin hors-pair, on nous le dit, altruiste (elle préfère reprendre un cabinet plutôt que de faire carrière dans un hôpital), ses patients l’apprécient et son professionnalisme n’est jamais pris en défaut. Sauf que ce professionnalisme lui sert de camisole émotionnelle, nécessaire vue la disponibilité à laquelle l’astreint son téléphone mobile (disponibilité toxique : quand Jenny répond avec des gants, elle les remplace ensuite pour palper un patient et ce geste fait du téléphone un agent contagieux). Il y a une idée très contemporaine derrière ce GSM, comme l’appellent les habitants de Liège où se déroule l’action : que se serait-il passé si la jeune femme en détresse avait téléphoné à Jenny plutôt que de sonner à sa porte ? Elle aurait eu une réponse, forcément, parce que cet immatériel là a pris le pas sur un concret de plus en plus suspect.
Au travail d’identification de la victime, de son assassin, des témoins, correspond une démarche quasi-religieuse, au long de laquelle Jenny ne pousse les autres à rien, mais se montre simplement disponible comme jamais.
La Fille inconnue n’est pas La Maladie de Sachs. Jenny n’est pas le réceptacle de toute la misère du monde, elle n’est pas perméable à l’émotion de ses patients. Il y a bien un effet radioscopique dans le film, avec la succession à l’écran de malades qui sont autant de témoins des petits ou gros dysfonctionnements de la société ou de la famille, mais l’enjeu n’est pas là. Les Dardenne sont documentés, pas documentaristes. Leur état des lieux court tout au long du film, il l’irrigue, sans occuper le devant de la scène. Sans ignorer ceux qui l’entourent, ils se préoccupent de Jenny. Une jeune femme célibataire pour qui un patient sûrement en chimio a composé une chanson. Cet homme lui dit « je t’aime » avec sa guitare et elle lui répond « je vais t’examiner ». La maladie de Jenny est donc l’inverse de celle de Sachs : comment arrêter de prendre le pas sur ses émotions alors que celles-ci constituent un poison professionnel ? « Je peux vous embrasser ? » sera l’une des dernières choses que dira Jenny, au terme d’une séquence inattendue qui élève d’un coup le whodunit au rang de récit philosophique.
Car les Dardenne aiment plus le cinéma de genre qu’on ne veut bien le croire. Il y a du fantastique dans Le Silence de Lorna, du thriller dans Deux jours, une nuit, du film criminel dans L’enfant, policier dans Le Fils. La Fille inconnue est donc une enquête, mais heureusement, l’aboutissement de celle-ci ne signe pas la fin du film. Au travail d’identification de la victime, de son assassin, des témoins, correspond une démarche quasi-religieuse, au long de laquelle Jenny ne pousse les autres à rien, mais se montre simplement disponible comme jamais. Avec Coppola ou De Palma, elle resterait enfermée chez elle, à couvrir ses murs d’hypothèses et de photos. Avec les Dardenne, au contraire, elle ouvre sa porte, parce qu’à l’heure de l’isolement croissant et des frontières réactivées, il s’agit d’un geste politique, salutaire et parfois douloureux, pour ceux qui l’accomplissent comme pour ceux qui en bénéficient. Et comme ce geste est exécuté par Adèle Haenel, intense dans un rôle laissant peu de marge à la performance ou aux débordements, il est encore plus beau.
LA FILLE INCONNUE (Belgique, 2016), un film de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Adèle Haenel, Olivier Bonnaud, Jérémie Rénier, Louka Minnella, Olivier Gourmet. Durée : 113 min. Sortie en salles le 12 octobre 2016.