JUSTE LA FIN DU MONDE : un nerf de famille

Après douze ans d’absence, Louis revient dans sa famille pour annoncer aux siens qu’il va bientôt mourir : Juste la fin du monde démarre là où finit Julieta d’Almodovar et recense avec une remarquable intelligence de cœur les dommages collatéraux d’une absence volontaire.

« Je ne te comprends pas mais je t’aime ». Voilà ce que finit par dire la mère (Nathalie Baye) à son fils Louis (Gaspard Ulliel), en visite chez elle après douze ans d’absence. Ce hiatus, ce « mais », est la raison d’être de Juste la fin du monde. Il y a celle qui accepte que le cœur n’ait pas ses raisons, et il y a tous les autres, ou presque, Antoine (Vincent Cassel), le grand frère, Suzanne la petite sœur (Léa Seydoux) et Catherine, l’épouse d’Antoine (Marion Cotillard), forcés par la disparition volontaire du fils prodigue à se demander si ce qui était indiscutable il y a douze ans vaut encore aujourd’hui.

JUSTE LA FIN DU MONDE de Xavier DolanCa colle une barre au front de se poser cette question et c’est l’effet que produisent le contraste important de l’image et certains gros plans étouffants. Ce parti-pris esthétique, combiné à la basse définition du 35 mm, confère une étrange abstraction aux confrontations. Juste la fin du monde est un huis-clos, comme l’était Tom à la ferme, lui aussi adapté d’une pièce de théâtre, mais la contraction de l’espace a remplacé la dilatation. Dans Tom à la ferme, on repoussait les murs vers l’extérieur, on sortait du théâtre en donnant du paysage et de l’horizon. Dans Juste la fin du monde, on les pousse dans l’autre sens, pour que personnages et caméra soient collés les uns aux autres, que le décor disparaisse et ne laissent le cadre qu’aux visages. C’est particulièrement flagrant lors de l’arrivée de Louis. Tous l’assaillent sans jamais partager le même plan. Il n’y a qu’une succession de visages montée en cut. Elle donne le tournis, parce qu’elle semble être le seul décor possible et qu’elle a quelque chose de faux, comme si ce groupe n’existait pas, que chacun avait été filmé dans son coin puis relié par le montage.

Le texte de Jean-Luc Lagarce, l’auteur de la pièce dont s’inspire le film, et ce qu’en fait Dolan, forment une formidable réflexion sur la capacité du langage à unir ou à diviser

JUSTE LA FIN DU MONDE de Xavier DolanIl ne faut pas craindre la saturation, ni l’hystérie. Les personnages parlent énormément, souvent pour ne rien dire, se répéter, mais loin du bavardage, c’est de métadiscours dont il est question. Ils ne parlent pas une langue, ils parlent de la langue. Le texte de Jean-Luc Lagarce, l’auteur de la pièce dont s’inspire le film, et ce qu’en fait Dolan, forment une formidable réflexion sur la capacité du langage à unir ou à diviser. Ce serait plus simple si chacun parlait une langue différente, mais non, tout le monde parle français sans en faire le même usage, ni la même interprétation. Louis est monsieur trois mots, pas un de plus ; Catherine bute sur ses phrases, fait des fautes parfois ; Antoine n’aime pas parler, etc. La seule fonction du langage qu’ils ont tous commun, c’est la fonction phatique : parler pour établir le contact. Même là, ce n’est pas simple, comme en témoigne la folle conversation entre les deux frères, quand le manuel Antoine reproche à l’intellectuel Louis de lui avoir fait une fausse confidence, simplement pour l’amadouer, le caresser dans le sens du poil. « Parce que je ne parle pas, on dit que je sais écouter » balance Antoine. « Mais si je ne parle pas, c’est pour montrer l’exemple ». Plus tard, la voix d’Antoine se brisera lors d’un suprême moment d’émotion, qui prouve que Vincent Cassel est bien meilleur quand il est dirigé, au sein d’une troupe d’acteurs, plutôt qu’en one-man show (Mon roi).

Une chanson eurodance d’O-Zone, un groupe que l’on aimerait oublier, rappelle la capacité inégalable de Dolan à charger d’émotion une musique de merde

Avant cela, on aura aussi eu la preuve que le silence est aussi une manière de communiquer, quand le fils devenu touriste au sein de sa propre famille (il écrit d’ailleurs une carte postale à chacun pour les anniversaires, comme s’il était en vacances) échange un long regard avec Catherine, la pièce rapportée donc la plus à même de connaître la vérité, de comprendre que Louis est venu leur annoncer sa mort prochaine (c’est aussi idiot que ça en a l’air, mais Dolan sait donner du sens à un silence entre deux personnages). Dans un tel contexte, l’émotion devrait naître du solennel, de la gravité. Elle est au contraire charriée par du tout-venant. Une chanson eurodance d’O-Zone, un groupe que l’on aimerait oublier, rappelle la capacité inégalable de Dolan à charger d’émotion une musique de merde (au contraire, son utilisation de Moby dans le final rappelle son impossibilité de tirer le meilleur parti d’une chanson qui se suffit à elle-même). Les clips mettant en scène les réminiscences de Louis sont forts, alors qu’ils ne reposent sur aucun ingrédient noble pris séparément. Parce que Dolan est un chef suffisamment doué et sûr de lui pour se permettre de servir sans prévenir une délicieuse charlotte aux fraises faite uniquement de fraises tagada.

 

JUSTE LA FIN DU MONDE (Canada, 2016), un film de Xavier Dolan, avec Gaspard Ulliel, Vincent Cassel, Marion Cotillard, Nathalie Baye et Léa Seydoux. Durée : 95 minutes. Sortie en France le 21 septembre 2016.