JULIETA, tout sur l’amer, la mère et la mer

Julieta n’a aucune nouvelle de sa fille Antia depuis une éternité, jusqu’au jour où elle croise par hasard une amie d’enfance de celle-ci : Antia vit non loin de Côme et elle a des enfants. Bouleversée, Julieta écrit une lettre de confession à sa fille, sans savoir si cette dernière la lira un jour… A la fois psy et esthète, Almodovar joue aussi bien au puzzle que du pinceau.

Almodovar aime Hitchcock. Ce n’est pas un scoop et Julieta n’est ni le premier film, ni le dernier – on l’espère – à le prouver. En vieillissant, le cinéaste espagnol a de plus en plus fait étal de son admiration pour le maître éternel du suspense. Pas maniériste comme l’est De Palma, Almodovar s’intéresse autant aux images d’Hitchcock qu’aux névroses et aux affres de ses personnages féminins. L’irréalisme assumé, car passé au tamis de la mémoire, du souvenir d’un voyage en train ; le cadran cassé de l’horloge d’un clocher qui ressemble à un reste de montre molle de Dali et évoque le cauchemar de La Maison du Dr Edwardes ; la musique d’Alberto Iglesias souvent dans la veine de Bernard Herrmann : il y a bien des éléments identifiables comme hitchcockiens, mais surtout parce qu’Almodovar partage avec son mentor – et avec Fritz Lang, c’est une autre histoire – une même approche psychiatrique du cinéma.

Les films servent à explorer un esprit, à révéler les non-dits, à faire remonter le refoulé, à donner forme à l’inconscient. Avec un supplément de magie : Julieta prend forme grâce à la lettre de son héroïne, et même si la missive ne sera probablement jamais lue par l’intéressée, elle constitue le scénario du film qui se déroule sous nos yeux, soit une forme d’incantation aux effets très concrets, comme le spectateur sera invité à le constater. Ce n’est d’ailleurs pas la moindre beauté du film que de suggérer que l’écriture, et à travers elle, le cinéma et l’art en général, peuvent avoir une influence décisive sur notre monde…

Les bibelots, le mobilier du film et les couleurs des décors sont façonnés par l’esprit du personnage. Ils remplissent l’image à mesure que la pensée se lâche.

Depuis La Mauvaise éducation, et même avant même si c’était moins ostentatoire, Almodovar fait des films-cerveaux où tout reflète la psyché de ses héros, de ses héroïnes plutôt. Dans Parle avec elle, il y avait ce court-métrage muet, en noir et blanc, L’Amant qui rétrécit, où un homme miniaturisé se retrouvait dans le sac à main de sa compagne. Voilà ce qu’est Almodovar : un lilliputien qui s’est introduit dans le sac à main que Tippi Hedren sert fort contre elle au début de Marnie, observe tout ce que sa propriétaire y cachée et en déduit ce qu’elle a en tête. La tête, c’est ce qui travaille Julieta. Elle sert de pivot aux deux plus belles ellipses du film. Dans la première, on écarte le rideau de cheveux qui cache le visage d’Antia pour découvrir une ado à la place de l’enfant que nous avions suivie jusqu’ici. Dans la seconde, Julieta se fait sécher vigoureusement les cheveux par sa fille et quand la serviette de bain se retire, hop, prestidigitation, Emma Suarez a remplacé Adriana Ugarte dans le rôle principal.

La tête change parce que ce qu’il y a dedans change. On est moins du côté d’Hitchcock que de celui de Bunuel faisant interpréter alternativement et sans prévenir l’héroïne de Cet obscur objet du désir par Angela Molina (citée en cours de philo dans Julieta) et Carole Bouquet. C’est aussi moins américain que grec, Julieta revendiquant explicitement un parallèle avec l’Odyssée, à la différence que – Almodovar oblige – sa Pénélope n’attend plus le retour de son époux (même s’il prend la mer comme Ulysse), mais celui de sa fille.

JULIETA de Pedro AlmodovarLes hommes de toutes manières, ce sont des potiches dans le film, littéralement, mais des belles : le compagnon de Julieta, assis nu sur sa chaise, le sexe caché par la pénombre, sert de modèle évident aux statuettes créées par une artiste, amie du couple, des objets aussi contemporains que primitifs où le pénis est remplacé par un tuyau creux amputé de son extrémité. Des statuettes que l’on soupèse (c’est encore une miniature d’homme entre des mains de femmes, comme dans Parle avec elle, décidément…), que l’on décline sur des couvertures de livres, parce que les bibelots, le mobilier du film et les couleurs des décors sont façonnés par l’esprit du personnage, nous le répétons, qu’ils remplissent l’image à mesure que la pensée se lâche. Dommage que le Festival de Cannes ne récompense pas la direction artistique. Julieta sur fond de mur monochrome, un mur que l’on retrouvera évidemment fissuré plus tard, quand la pauvre tombera en larmes sous le poids du souvenir, c’est le portrait le plus amer et criant de vérité jamais exposé par Almodovar.

 

JULIETA (Espagne, 2016), un film de Pedro Almodovar, avec Emma Suarez, Adriana Ugarte, Daniel Grao, Inma Cuesta, Rossy de Palma. Durée : 99 min. Sortie en salles le 18 mai 2016.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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