VOIR DU PAYS : sans sa bite, avec son couteau

De retour d’Afghanistan, des soldats français font étape dans un complexe hôtelier chypriote qui sert de « sas de décompression » à l’état-major pour débriefer ses militaires. Parmi eux, Aurore et Marine… Voir du pays est le film français récent le plus pertinent sur la guerre, le vétéran comme bombe à retardement, et le conflit entre hommes et femmes.

Ce film, c’est d’abord un lieu et une situation, extraordinaires, propices au drame. L’avoir trouvé est la première qualité de Voir du pays (le mérite en revient vraisemblablement à Delphine Coulin, qui coadapte son propre livre, publié en 2013). Une île, Chypre, ultime frontière, entre la Grèce et la Turquie, l’Union européenne et l’Asie mineure, la vie civile et le front. Car c’est là que des militaires français, de retour d’Afghanistan, font une halte obligatoire de décompression, comme le fond les plongeurs de grand fond quant ils remontent vers la surface. Avant de regagner leurs pénates, ces soldats doivent passer 3 jours dans un complexe hôtelier, au milieu des touristes (ce qui donne évidemment des images frappantes, des soldats dans un avion de ligne, ou d’Ariane Labed en kaki, perchée au-dessus d’une mer uniformément bleue), pour évacuer le stress, débriefer et participer à des thérapies de groupe. Exercices compliqués. On parle de la « grande muette » : à la méfiance des soldats, pour qui toute prise de parole est un aveu de faiblesse, s’ajoute la défiance à l’encontre de cet exercice contre-nature.

Voir du pays nous fait comprendre que la guerre menée à l’étranger est aussi la poursuite par d’autres moyens d’une guerre civile et silencieuse menée par les hommes contre les femmes.

VOIR DU PAYS de Delphine et Muriel CoulinLe 1er effet de Voir du pays tient à la description de ce processus, largement ignoré du public et des médias, et hautement cinématographique. Le soldat se tient debout devant ses camarades, un casque de réalité virtuelle sur la tête, et sur un grand écran derrière lui, son récit de combat prend forme ; des techniciens affinant les descriptions en temps réel : « non, on était plus près du char devant nous », « c’était pas comme ça, il y avait de la neige partout », etc. Immersion et spectacle. Sur le plan dramatique, c’est déjà une promesse, mais en plus, c’est visuel. A croire que ça n’attendait que d’être filmé et le premier talent des sœurs Coulin est d’avoir flairé ce potentiel. Elles en tirent des scènes inédites, étonnantes et riches puisqu’elles servent à dénouer la tragédie commune aux soldats : une embuscade meurtrière dont les circonstances sont à l’interprétation de chacun.

Voir du pays ne menant pas d’enquête comme ses cousins américains (A l’épreuve du feu, Dans la vallée d’Elah, etc.), il va bifurquer dans le sillage de ses deux héroïnes, quand celles-ci se font la belle pour une virée dans le maquis chypriote. Comme si la barque n’était pas encore suffisamment chargée, Delphine et Muriel Coulin ont mis trois femmes dans leur bataillon, deux soldates et une aide médicale, ajoutant une dimension supplémentaire à leur île frontière, désormais terre de friction entre mâles et femelles. Il n’est plus seulement question de syndrome de stress post-traumatique, mais d’une opposition radicale car guerrière entre les genres. Ces futurs vétérans sont des bombes à retardement et il faut remercier le film d’en rendre compte sans réserve. Ils se cherchent un ennemi, comme le remarque l’une des héroïnes, parmi les leurs ou les étrangers, et puisqu’ils n’en trouvent pas, ils font des femmes leurs antagonistes. Quand ce conflit inévitable éclate, Voir du pays nous fait comprendre qu’il est là depuis toujours en réalité, et que la guerre menée à l’étranger est aussi la poursuite par d’autres moyens d’une guerre civile et silencieuse menée par les hommes contre les femmes.

 

VOIR DU PAYS (France, 2016), un film de Delphine et Muriel Coulin, avec Ariane Labed, Soko, Ginger Roman, Karim Leklou. Durée : 102 min. Sortie en France le 7 septembre 2016.