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Après Everyone Else, l’allemande Maren Ade signe un second film d’une inventivité et d’une sensibilité peu communes. Dynamisé et dynamité de l’intérieur par son personnage éponyme, Toni Erdmann prend même des allures d’appendice précieux au cinéma de Jim Carrey.
Il est fréquent d’être charmé par la scène inaugurale d’un film, et d’y songer plus tard avec nostalgie tant le reste s’est avéré décevant. En revanche, ce qui est peu commun, c’est de trouver l’entrée en matière réussie, comme ici la présentation du personnage du père et plus précisément de son goût immodéré pour la plaisanterie, mais de ne pas même en garder un souvenir ému tant le reste s’est avéré supérieur.
La remarquable particularité de Toni Erdmann, c’est son pouvoir de séduction exponentiel. Convaincu par la première heure décrivant la relation fragile qui unit Inès, une jeune femme workaholic, et Winfired, son père facétieux, on l’est encore plus quand il décide de redoubler d’efforts pour tenter de la dérider plutôt que de se mettre en retrait. Cela nous mène à 90 minutes, et il en reste près du double. A mille lieues de se ramollir ou de se répéter, Maren Ade déploie alors des trésors d’inventivité pour nous emballer jusqu’au terme ; il est préférable de ne rien en dire pour décupler le plaisir du spectateur, précaution toutefois piétinée dès la parution des photo promotionnelles du film lors de sa présentation cannoise.
Il fut d’ailleurs rapporté que la séance de gala du festival fut non seulement un triomphe mais connut une agitation rare. Rires et larmes, départ de standing ovation en cours de séance… La dernière heure étant animée par deux grandes et folles séquences, on veut bien le croire. Ce film allemand de près de 3 heures a effectivement moins à voir avec le cinéma de Christian Petzold qu’avec… Jim Carrey.
Plus spécifiquement, Toni Erdmann, le personnage que s’invente le père pour bousculer et amuser sa fille, avec ses fausses dents et ses cheveux sales, rappelle Toni Clifton. Lui-même était l’alter ego irrévérencieux du comique Andy Kaufman. Dans Man on the Moon (2000), Jim Carrey incarne les deux. Et si l’on a le sentiment que Maren Ade s’en réfère presque plus à Carrey qu’à Kaufman, c’est que le biopic de Milos Forman n’est pas le seul souvenir de la carrière de l’acteur à s’inviter pendant que l’on regarde Toni Erdmann. On pense aussi beaucoup à Yes Man (2009). Ce Toni serait donc une résurgence de Clifton, mais aussi du gourou de la comédie de Peyton Reed (peut-être la plus drôle de Jim Carrey ces dix dernières années).
Comme le titre l’indique, le héros y suit les préceptes d’un homme influent et dit désormais «oui» à la vie, «oui» à tout. A travers son personnage de trublion, Toni Erdmann impose tacitement cette même nouvelle règle de vie à Inès. Lorsque la business woman lâche ses réunions assommantes et ses soirées cokées pour s’essayer à la peinture sur œufs ou répondre par l’affirmative quand on lui demande de chanter du Whitney Houston devant des inconnus, la jeune femme suit pas à pas le parcours initiatique du personnage qu’incarnait Carrey. Inès se retrouve aussi à feindre d’être au téléphone pour éviter de passer du temps avec ses proches, comme il le faisait dans Yes Man. Une scène la montre aussi utiliser une fourchette pour atteindre la fermeture éclaire et dorsale de sa robe, et l’on pense cette fois à ce passage du film de Peyton Reed où les amis du protagoniste craignent de le découvrir mort chez lui sur le tard, tant il s’enferme dans une vie solitaire.
Ces rapprochements entre deux pièces mémorables de l’œuvre de Jim Carrey donnerait presque envie d’approfondir le parallèle. On pourra le faire pour assouvir le désir surinterprétatif, mais sans conviction bien sûr : les mensonges d’Inès à sa famille pour privilégier sa vie professionnelle seraient liés à Menteur, menteur ; la trame secondaire évoquant l’injustice d’une société dont les patrons font des profits pendant que les plus petits employés perdent leur emploi, ce serait Braqueurs amateurs ; le «monstre» qui apparaît soudainement et cache l’identité de celui qui porte le déguisement, The Mask.
Une différence avec The Mask, c’est que contrairement à Milo, le chien du héros n’est pas un acolyte fidèle. A l’inverse, l’intrigue se lance vraiment quand Winfried perd subitement son meilleur ami. La scène est bouleversante, comme bien d’autres, toujours filmées par Maren Ade avec pudeur et distance. Cette disparition va pousser Winfried à chercher un nouveau compagnon, ce sera Toni. Le film étend alors un petit réseau de figures de substitution : Winfried ironise sur le fait qu’il ait engagé une femme pour remplacer sa fille qui n’est pas assez présente dans sa vie, puis lui-même se change en Toni pour se forcer à ne plus jamais la laisser lui échapper.
S’il n’était pas si facile pour Winfried de mesurer l’esseulement de son enfant, c’est parce que Maren Ade n’a pas défini la situation de façon outrancière : Inès n’est pas obnubilée par son travail et rien d’autre, elle a même quelques amies, même un petit ami. On l’apprend progressivement, et cela participe de la complexité du personnage d’Inès, que l’on pense cerner facilement, qui nous surprend régulièrement. L’actrice Sandra Hüller renforce ce sentiment. Révélation stupéfiante de Requiem de Hans-Christian Schmid il y a dix ans, l’actrice travaille rigorisme incarné, feinte passivité et accès de douceur pour conférer une émotion particulière à ses personnages. Peter Simonischek se livre plus simplement, mais l’amour qu’on lui porte est égale. A la fin de Man on the Moon, un doute s’invitait sur l’immortalité d’Andy Kaufman, et de Toni Clifton, il était bienvenu car le(s) quitter était un crève-coeur. On fantasme cela ici, quelque chose qui nous assurerait que l’on continuera à fréquenter Winfried et Inès. Et Toni.
TONI ERDMANN (Allemagne, 2016), un film de Maren Ade, avec Sandra Hüller, Peter Simonischeck, Lucy Russell, Michael Wittenborn. Durée : 2h42. Sortie en France le 17 Août 2016.