MOI, DANIEL BLAKE, 10 sanglots et demi, 1h39
Une tragédie bouleversante signée Ken Loach, doublé d’un film militant et presque d’une proposition de SF tant ses personnages précaires semblent affronter un ennemi omniscient, invisible et indéfectible.
A-t-on déjà lu un scénario ces cent dernières années dans lequel un personnage âgé ayant un accident de santé au début du film ne fait pas une rechute sévère dans le dernier quart d’heure ? Non, jamais. Ne serait-ce que dans Elle de Paul Verhoeven, lui aussi en Compétition cette année, la règle funeste s’applique aussi. Sans en dévoiler trop, c’est donc le cas dans Moi, Daniel Blake. Ce menu reproche pour admettre que l’écriture du scénariste Paul Laverty n’est pas la plus aventureuse qui soit. En général, ce qu’il écrit pour Ken Loach épouse soit une forme circulaire (Le vent se lève, Looking for Eric, Route Irish) soit une ligne désespérément droite (Ladybird ou ici-même). De même que Ladybird (1994) reposait sur une rengaine extrêmement violente concernant la mainmise des services sociaux sur les enfants du personnage éponyme, Moi, Daniel Blake répète les visites du sien à l’agence pour l’emploi de Manchester. Chaque passage renforce son incompréhension du système et le rapproche de la précarité ; comme le souligne son voisin, c’est un fait exprès, pour inciter les demandeurs à renoncer à leurs droits. Dans le cas de Daniel Blake, la fourberie est initiale : il ne peut travailler en raison d’un souci de santé, mais se voit dans l’obligation de chercher ce travail qu’on lui interdit pour continuer à toucher le chômage. Lors de ses aller-retours au centre de recherche, il se lie d’amitié avec une jeune femme elle aussi en proie à la paupérisation, sacrifiant sa propre santé pour le bien de ses enfants. L’actrice qui l’interprète, Hayley Squires, sorte de Mila Kunis à l’accent cockney, est sensationnelle.
Si la mise en scène de Ken Loach n’est peut-être pas aussi puissante que pour Riff Raff ou Sweet Sixteen, le cinéaste n’a pas perdu sa capacité à savoir où poser son pied pour filmer à bonne distance, avec douceur et empathie.
Non pas un destin tragique mais deux, c’est beaucoup. Il y a ici une trajectoire à suivre, un programme bien ordonné que Loach et Laverty déplient comme les feuilles A4 sur lesquelles Daniel Blake aura crayonné son CV ou sa « lettre de motivation » à l’aide sociale. Rien qu’en cela, c’est du cinéma militant. Il convient toujours d’éveiller les consciences, ou si elles le sont déjà, de marteler des manquement de l’Etat, afin que le spectateur ne s’habitue pas aux injustices. Ken Loach s’y attèle tout en veillant bien à nous faire pleurer (souvent) et serrer les dents (un peu). Un peu seulement car il fait le choix de montrer plus de personnages aidants et bienveillants que l’inverse. Si la mise en scène de Ken Loach, au plus haut dans Riff Raff ou Sweet Sixteen par exemple, n’est peut-être pas aussi puissante de par son découpage ou pour ses mouvements de caméra qui caressent les personnages, le cinéaste n’a pas perdu sa capacité à savoir où poser son pied pour les filmer à bonne distance, avec douceur et empathie. Les personnages vils sont donc eux guidés vers le hors-champ, essentiellement parce que ceux qui détruisent les vies des plus pauvres le font insidieusement.
Quand on répète à Daniel Blake que son sort lui sera annoncé par un appel du « decision maker » (celui qui prend les décisions), on a presque l’impression d’essuyer la menace du méchant d’un film d’anticipation. C’est une terreur de SF, celle d’un homme qui se réveille dans un monde dont les codes lui sont étrangers. Il ne parvient pas à se fondre dans l’univers « numérique » qu’on lui impose, à l’inverse, il se met même à fondre, aussi parce que le temps lui est compté. Lorsqu’il doit accomplir une tâche informatique, on le coupe soudainement et lui annonce : « your time is up ». Tout est dit.
MOI, DANIEL BLAKE (I, Daniel Blake, Grande-Bretagne), de Ken Loach, avec Dave Johns, Hayley Squires, Dylan McKiernan. Durée : 99 min. Sortie en France le 26 octobre 2016.