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Le Woody Allen annuel, c’est l’assurance presque familière d’entendre encore les mêmes conversations. À Cannes, où Café Society faisait l’ouverture, comme tout allait très vite, l’avis était tranché : « C’est du Woody Allen. » Ça en agace certains et ça en amuse d’autres, mais pour ceux qui, ailleurs, ont le luxe du temps, il fut possible d’entendre un autre son de cloche. Et si le plus allenien des films de Woody Allen était en même temps, lapalissade ironique, son film le plus singulièrement allenien ? Tellement lui-même, à ce point une caricature de son cinéma qu’il en serait l’excroissance la plus authentique ?
Il y a une erreur qu’on commet souvent à propos de Woody Allen et qui revient chez nombres d’esprits peu attentifs : celle de l’accusation en inertie. À dire vrai, des nuances parfois si fines remplissent les interstices de motifs si récurrents qu’on en oublie ce qu’ils peuvent avoir d’une douce révolution. Est-ce à dire qu’il s’agit toujours de panoter pour revenir à l’origine ? Les nappes chaudes du Dixie accompagnent les mêmes atermoiements amoureux ; un crépuscule insouciant se fond dans le même horizon mortuaire flanqué de l’antédiluvienne clarinette, dont on ne se sait jamais si c’est un cri d’effroi ou un petit rire amusé. Alors voilà, Woody fait le même film, encore. C’est un cinéaste de cycle, dit-on, le cycle de Manhattan ou celui de Match Point ; ils fondaient des mouvements, Café Society ne fait que leur emprunter des morceaux d’étoffes harmonieusement rassemblés en un patchwork agréable : la gaucherie d’un jeune couple, New-York ou Hollywood, l’autodérision, etc. C’est à la fois vrai et complètement inexact. Vrai car comme on l’a écrit plus haut, les racines plongent toujours un peu plus profond dans la même terre. Et inexact car l’ensoleillement n’est plus tout à fait le même à la tombée de la nuit.
De cette lumière, magnifiée par Vittorio Storaro, il sera beaucoup question. Mais d’abord, Woody Allen abandonne son cours magistral sur le déterminisme social, brossé dans Match Point donc, Le Rêve de Cassandre ou L’Homme irrationnel. Entre le jeune prolétaire (Jesse Eisenberg) et le riche agent de stars (Steve Carell), il y a bien un fossé pécuniaire, mais davantage encore le partage obligé d’une idylle : Vonnie, l’indécise et décidée Kristen Stewart. Le regard sur ces deux êtres que tout oppose entraîne pourtant le même attachement et il est bien difficile de savoir qui gagne et qui perd. De quiproquos aussi il est question bien sûr, et de dialectique du choix, mais il n’y a jamais lieu de trancher entre l’abime et la félicité, entre fortune et infortune. Les choses vont ainsi, voilà tout.
Il y a quelques plans qui devraient rappeler Kubrick au spectateur avisé et qui nous font nous dire qu’aux paupières lourdes d’Eyes wide shut, à la dernière rêverie de monde de Kubrick, Woody Allen oppose un œil effroyablement, irrémédiablement ouvert.
Ce qui marque surtout une véritable rupture, entre autres thèmes du double (les deux Veronica, Woody Allen représenté sous les traits de deux personnages antagonistes, la gémellité des sentiments, etc.), c’est la dichotomie entre le doux académisme du récit – cet attachement à reconstituer une époque de façon illustrative, la reprise des motifs du cinéaste – et la violence sourde des mouvements d’appareils qui semblent toujours vouloir disséquer l’environnement et les êtres, jusqu’à les écraser doucement. Il y a un premier plan clinique, géométrie de terrasses dans lesquelles étouffe le farniente, et qui vient s’aplatir sur deux verres qui se font face. Tout le propos est résumé dans cette scène inaugurale, qui trouvera son illustration dans la bouche du beau-frère, philosophe du dimanche reprenant Socrate à son compte : « Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. » Alors oui, Woody Allen qui fait son introspection, ce n’est pas un Scoop. À cette petite différence près – qui a son importance – que cette-fois, ce n’est pas sur un divan mais dans le champ d’une optique qu’a lieu la consultation.
Il y a quelques plans qui devraient rappeler Kubrick au spectateur avisé (notamment dans un fondu très éloquent) et qui nous font nous dire qu’aux paupières lourdes d’Eyes Wide Shut, à la dernière rêverie de monde de Kubrick, Woody Allen oppose un œil effroyablement, irrémédiablement ouvert. Le grand œil écarquillé de l’Alex d’Orange mécanique, le grand œil rouge scrutateur de HAL dans 2001. Car enfin, à l’univers parfaitement mutique de l’Odyssée, celui de l’abime, il ne veut crier qu’une seule chose : « Je proteste contre le silence. » Et si c’est au son de la clarinette, sous la lumière suave d’un club de jazz, peut-être que ça glissera mieux.
On pourrait assez facilement y siroter un café-crème. On le prend souvent par hésitation : sous son apparente douceur, subsiste toujours une petite pointe d’amertume, un goût de déjà-vu pourtant parfaitement singulier.
CAFE SOCIETY (Etats-Unis, 2016), un film de Woody Allen, avec Jesse Eisenberg, Kristen Stewart, Blake Lively, Steve Carell. Durée : 96 min. Sortie en France le 11 mai 2016.