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Fin 2013, deux films italiens, deux balades sur des routes transalpines, remportent les distinctions majeures des festivals de Venise et de Rome. Victoires à domicile pour Sacro GRA et TIR, respectivement Lion et Marc Aurèle d’or. Les sujets des deux long-métrages semblent proches, mais les trajectoires et revêtements diffèrent grandement.
Sacro GRA de Gianfranco Rosi prend pour sujet éponyme le périphérique romain, le Grande Raccordo Anulare. TIR, qui lui tire son titre du Transit International Routier, un système fiscal de douanes européen, s’intéresse à deux chauffeurs qui s’échangent le volant de leur poids lourd sur des milliers de kilomètres de réseaux autoroutiers. Comme si c’était écrit, le premier film tourne en rond quand le deuxième tient la distance.
La propension à girer chez Gianfranco Rosi s’explique par les répétitions qu’il impose à son récit. A rythme régulier, les mêmes visages et les mêmes lieux se succèdent : une prostituée dans son camion, un apiculteur, un ambulancier, des citadins voisins du GRA et surtout, encore et toujours, des plans de coupes de routes nocturnes (la nuit, les phares, le scintillement, c’est joli, on se croirait dans « Zone Interdite »). Et, comme si son projet était condamné d’avance, Sacro GRA ne se contente pas de tourner en rond, il a aussi une fâcheuse tendance à rester en périphérie de son propre sujet. L’énumération des personnages induit déjà cette défaillance. Qui sont-ils ? Un apiculteur esseulé dans les bois, des citadins vivant plus ou moins loin du périph, un couple dans sa maison en rase campagne ou encore l’ambulancier susnommé, filmé chez lui, à une distance indéterminable du saint GRA ; ont-ils seulement un lien concret avec le boulevard périphérique ? Rosi semble s’être perdu en route, comme bien d’autres documentaristes avant lui, incapables de s’en tenir à leur sujet originel. Son film a dérivé, beaucoup trop loin du périph, vers l’extérieur ou l’intérieur, impossible de le déterminer et qu’importe. Mais plus gênant encore que cette digression, c’est le soupçon de la pose qui enserre rapidement la proposition de Gianfranco Rosi. Il ne se serait pas seulement dissocié de sa matière première, il parait se satisfaire du déraillement. En cela, sa démarche rappelle celle des différents auteurs du film à sketchs 11’09’’01, qui s’étaient lancé dans une compétition visant à s’éloigner le plus possible du sujet imposé ; en l’occurrence, la victoire revenait ex æquo à Ken Loach pour son docu pied de nez sur Pinochet et au serpent parlant de Shôhei Imamura. Précision de taille, le court le moins inspiré de 11’09’’01 reste plus intéressant que tout Sacro GRA tant ses digressions s’avèrent futiles et interminables, quand elles ne sont pas simplement vulgaires à l’image de sa captation d’une fête improvisée dans un bar qui donne l’occasion à Gianfranco Rosi de filmer les petites culottes des danseuses en gros plan et contre-plongée.
Dans TIR, Alberto Fasulo n’a que faire des dessous. Chez lui, quand Branko croise une femme séduisante, la caméra reste à distance. Et le protagoniste aussi. Son collègue lui rappelle qu’une épouse et un enfant l’attendent à la maison, et que le poids de l’adultère serait plus lourd à porter que celui de sa solitude de routier. Le plus touchant dans TIR reste que la distance n’est a priori pas une fatalité. Depuis son camion, il vient en aide à sa femme en détresse chez elle, quand elle ne parvient plus à mettre la main sur ses cachets contre la migraine. Au fil des jours, les enjeux sont tels que la tension grimpe à une allure folle et serre le cœur : Fasulo donne l’impression que Branko pourrait aussi bien être dans la capsule de Gravity à tenter depuis son propre habitacle, esseulé et lancé à vive allure, de régler toutes sortes de problèmes qui, dans son cas, concernent sa femme, son fils ou son collègue. Seulement, la distance d’abord supportable ne l’est plus quand Branko décide, dans le dernier tiers de TIR, de faire de ce job jusqu’alors temporaire une situation permanente, et finalement aliénante. Le TIR est un régime fiscal douanier complexe, dans lequel le conducteur n’intervient pas, et se borne peu ou prou à faire la mule. L’asservissement par le travail n’est de fait pas dû à une paye inconfortable mais, au contraire, à une rémunération suffisamment généreuse pour que l’employé supporte au moins un temps les autres formes de violences que sont l’engourdissement quotidien, le chantage et la pression du patronat. Branko n’a finalement plus que deux options : se révolter ou accepter la situation, quitte à perdre son équilibre personnel et familial. Documentaire à l’origine, avant que Fasulo n’écrive une trame pour tirer TIR vers la fiction, sa nouvelle peau lui offre cet avantage de taille sur Sacro GRA, celui de pouvoir écrire ses personnages parmi une infinité de possibles. Et pourtant, Gianfranco Rosi en suit un nombre tel que lui aussi aurait dû en trouver au moins une poignée dont les atermoiements dépassent l’anecdote, et ainsi s’attacher à quelques tranches de vie érodées ou magnifiées par ce GRA qui les entoure ou les guide dans une valse infinie. Or, ce n’est jamais le cas.
Le réseau autoroutier n’est pas fondamentalement plus riche ou plus cinégénique que le Grande Raccordo Anulare romain. La différence tient dans le regard que portent Fasulo et Rosi sur cet environnement et sur les personnages dont ils ont choisi de raconter l’histoire. Mais la preuve que TIR allait se révéler plus attractif et enrichissant que Sacro GRA était visible depuis le début, grâce au design du camion de Branko. Il conduit un poids lourd blanc avec une carte de l’Europe dessinée à une extrémité du véhicule puis rien, juste un espace blanc, immaculé, qui s’étend ensuite jusqu’aux roues arrières. Tout un programme : la carte de l’Europe et une page blanche. Il était écrit que rien n’était écrit. Un personnage, un espace gigantesque, aux ramifications routières exponentielles ; la promesse était grande, Fasulo l’a tenue avec ce conte social ramassé et bouleversant. En revanche, de son côté, la prétendue liberté de Rosi l’a contraint non pas à explorer une multitude de figures avant de se restreindre aux plus séduisantes, mais à se limiter à celles correspondant le mieux à sa vision du monde : inélégante, vulgaire, pessimiste et… cafardeuse.
Sacro GRA (Italie), un film de Gianfranco Rosi. Durée : 93 min. Sortie en France le 26 mars 2014.
TIR (Italie, Croatie, 2013), un film d’Alberto Fasulo, avec Branko Zavrsan, Lucka Pockaj. Durée : 90 minutes. Sortie en France non déterminée.