KATE PLAYS CHRISTINE : la mort en direct, en différé
Kate Lyn Sheil joue son propre rôle : celui d’une actrice se préparant à interpréter le rôle de Christine Chubbuck, jeune journaliste suicidée en direct sur une chaîne américaine, dans les années 70. Faux making of, Kate Plays Christine échoue sur bien des points, mais réussit à rendre à une morte ce que les hommes lui ont pris.
Le projet s’annonçait foireux, mais il fallait vérifier sur pièce. De Looking for Richard à Interior. Leather Bar, tout documentaire ou documenteur consacré aux difficultés que rencontre un acteur face à un rôle est généralement voué à l’échec. Comme il y a une infime chance pour qu’un jour une réalisatrice ou un réalisateur trouve la bonne formule, on reste curieux.
Kate Plays Christine met plus de temps que ses congénères à se dégonfler, mais quand il se vautre, il le fait bien comme il faut. Il y a d’abord toutes les scènes, trop nombreuses, où l’actrice Kate Lyn Sheil, ici dans son propre rôle, s’entête à rencontrer des gens qui ne connaissent pas Christine Chubbuck et n’en ont même jamais entendu parler. Christine, celle du titre, c’est cette journaliste suicidée d’une balle dans la tête, en direct sur une chaîne d’info locale de Floride, en 1974. Très peu de téléspectateurs ont vu la scène, mais elle a fait la une des journaux, jusqu’à inspirer plus tard l’une des péripéties du film Network (en remplaçant la jeune femme par un vieux macho ; ce que Kate a raison de souligner dans le film, nous y reviendrons). Il existerait un enregistrement vidéo de ce geste fatal mais, rumeur ou légende urbaine, personne n’en est sûr, nous reviendrons aussi là-dessus.
Quand Kate doit jouer la fameuse scène du suicide, elle n’y arrive pas et on la comprend. Entretemps, ce geste factice s’est chargé de toute la violence, authentique et irrémédiable, de celui de Christine. Plus rien ne semble faux à l’écran alors que tout l’est. Ce n’est pas rien d’arriver à nous faire sentir cela ; tout n’est donc pas à jeter dans Kate Plays Christine.
Pour le moment, Kate interroge des gens qui ne savent rien et n’ont rien à dire, et elle le fait pendant une bonne demi-heure. Devant la caméra, l’actrice fait sembler de travailler sur le rôle de Christine, qu’elle doit interpréter pour un film qui n’existera jamais (heureusement, parce que ce qui en est suggéré ressemble à une télénovela 70’s et on se demande pourquoi). Elle a peu d’images de son personnage alors elle cherche, surtout là où il n’y a rien à trouver. Kate Plays Christine n’a pas grand-chose à raconter et s’oblige à tirer à la ligne jusqu’à durer près de deux heures. Le soufflet retombe inévitablement mais pour le coup de grâce, il faut attendre la fin.
Quand Kate doit jouer la fameuse scène du suicide, elle n’y arrive pas et on la comprend. Entretemps, ce geste factice s’est chargé de toute la violence, authentique et irrémédiable, de celui de Christine. Plus rien ne semble faux à l’écran alors que tout l’est. Ce n’est pas rien d’arriver à nous faire sentir cela ; tout n’est donc pas à jeter dans Kate Plays Christine. Kate ne peut pas appuyer sur la détente et – horreur ! malheur ! – la voilà qui fixe la caméra, s’adresse au réalisateur du film dans le film, donc au réalisateur du film, donc à nous, et qu’elle demande méchamment pourquoi, vilaines personnes que nous sommes, nous tenons tant à la voir faire cela. Elle le dit maladroitement, parce que Kate Plays Christine n’est pas Lost in la Mancha et qu’on ne suit pas le naufrage d’un film : on regarde une actrice faisant semblant de ne pas arriver à faire semblant, le tout dans un documenteur, ce qui sonne aussi mal que ça en a l’air.
C’est le grand moment Funny Games, celui où l’on reproche au spectateur d’en être un, sauf que Haneke pouvait dire que nous venions effectivement voir une famille se faire torturer. Kate Plays Christine, en revanche, promet de nous montrer le faux making of d’un film dédié à un fait divers sordide, pas une reconstitution de ce fait divers sordide. C’est pareil, direz-vous : au fond, nous sommes là pour le sang et le choc, qu’ils soient différés ou non. Peut-être mais ça ne justifie en rien cette mise en accusation.
La seule chose forte que la pauvre Christine ait jamais produite en tant que journaliste, c’est le reportage en direct sur sa propre mort. De son travail ou de sa vie, il ne reste rien de mémorable. Uniquement son suicide. Et le voilà enfermé, tu, par un homme.
Un ancien collègue de Christine l’affirme, au moment où Kate se décide enfin à interroger des témoins directs : « c’est triste à dire, mais si elle ne s’était pas tirée une balle dans la tête, jamais nous ne parlerions de Christine Chubbuck ». Cet homme a d’ailleurs une information précieuse à donner. Il sait que la vidéo du suicide existe, il sait qui la possède et qu’aucune copie n’a jamais été faite. Vous croyez que Kate irait rencontrer le fameux propriétaire ? Bien sûr que non, elle préfère nous laisser à notre fantasme de snuff movie enfermé dans un coffre dont la clé est au fond d’un puits… Ca vaut sûrement mieux, car une idée terrible vient de poindre : la seule chose forte que la pauvre Christine ait jamais produite en tant que journaliste, c’est le reportage en direct sur sa propre mort. De son travail ou de sa vie, il ne reste rien de mémorable. Uniquement son suicide. Et le voilà enfermé, tu, par un homme.
Christine est présentée comme une journaliste déçue par les hommes et frustrée de voir l’information spectacle prendre le dessus. Elle a commis l’irréparable pour illustrer de manière radicale et définitive, en tant que journaliste, un sujet qui lui tenait à cœur. Network de Sidney Lumet, dont on entend une bribe de monologue par deux fois, lui a volé ce moment pour le donner à jouer à un acteur, pas une actrice. « On meurt deux fois, dit un témoin dans Kate Plays Christine. Quand on cesse de respirer, et quand les gens cessent une fois pour toute de dire votre nom ». Network a donc tué une seconde fois Christine Chubbuck, alors le cinéma doit la ressusciter deux fois, avec deux longs-métrages : Kate Plays Christine et Christine d’Antonio Campos, présenté à Sundance, dont Rebecca Hall joue le rôle-titre. Et le fameux suicide. Parce que Kate Plays Christine est tellement foireux, rappelons-le, qu’il nous laisse tout loisir de croire que si Kate n’arrive pas à jouer ce suicide, ce n’est pas parce que c’est une mission impossible mais parce qu’elle est mauvaise actrice.
KATE PLAYS CHRISTINE (Etats-Unis, 2016), un film de Robert Greene, avec Kate Lyn Sheil. Durée : 113 minutes. Sortie en France indéterminée.