BEASTS OF NO NATION, SICARIO, LE FILS DE SAUL : la stratégie du choc comme nouvelle mise en scène unique de la guerre ?
Les guerres civiles et les enfants-soldats qui en sont la chair à canon en Afrique subsaharienne. La guerre contre la drogue qui oppose agents fédéraux et cartels à la frontière entre les USA et le Mexique. La Seconde Guerre Mondiale et ses camps d’extermination mis en place par l’Allemagne nazie. Trois types de conflits largement séparés les uns des autres par la géographie et le temps, mais aujourd’hui rapprochés sur les écrans par la mise en scène de films qui leur sont consacrés. Sortant à quelques jours d’intervalle, Beasts of no nation, Sicario et Le fils de Saul appliquent à leurs sujets des codes formels et narratifs issus du même moule. Au-delà de leurs réussites hétérogènes, cette identité commune aux trois démarches interpelle.
Les deux interventions-invasions américaines sur le territoire irakien ont fait basculer la guerre dans le domaine de l’embedded : les journalistes et leurs caméras sont invités à même le champ de bataille, au plus près des troupes et de l’action, pour en rapporter un point de vue immersif. En termes d’information c’est un jeu de dupes, où ce que l’on gagne est superficiel et ce que l’on délaisse est substantiel – plus de spectaculaire mais moins de recul, une expérience plus directe mais une compréhension plus fragmentaire, l’immédiateté du temps réel plutôt que la décantation offerte par le long terme. Cette manière neuve de couvrir les conflits armés a rejoint une autre innovation : l’expérience artistique inédite offerte par le jeu vidéo, associant un point de vue subjectif, absolu ou par-dessus l’épaule de notre avatar, et la manette qui nous rend maître des actions de celui-ci mais qui nous lie aussi, indéfectiblement, à son destin, ses épreuves, et même à ses traumatismes maintenant que le jeu vidéo mûrit et se complexifie avec l’âge. L’évolution de cet art développe par ailleurs des passerelles de plus en plus larges avec le cinéma ; si larges qu’elles peuvent dorénavant être empruntées dans les deux sens, le jeu vidéo commençant à influencer le cinéma comme le cinéma sert de source d’inspiration au jeu vidéo depuis la naissance de ce dernier.
Au dernier Festival de Cannes, le lauréat du Grand Prix Le fils de Saul a ainsi enclenché une controverse – encore vive aujourd’hui – en raison de la forme choisie par son auteur Laszlo Nemes pour traiter son sujet. Nous en avions alors fait le titre de notre chronique du film, Peut-on faire The last of us à Auschwitz ?. Respectivement quelques jours après, toujours sur la Croisette, et trois mois plus tard à Venise, deux autres films ont à la fois élargi et enrichi le débat en provoquant des interrogations similaires : peut-on faire pour de vrai Call of duty entre El Paso et Ciudad Juarez (Sicario), et Far cry dans la jungle africaine (Beasts of no nation) ? Étendu à d’autres continents et d’autres massacres, le débat est affiné par ce qu’apportent ces deux autres longs-métrages, en particulier leurs défauts. En effet, les trois films partageant fidèlement un même but (nous faire ressentir les effets de la barbarie guerrière de l’intérieur, en réduisant au minimum notre connaissance de ce qui la cause) ainsi que la même méthode pour y parvenir (le point de vue subjectif emprunté au jeu vidéo), les écarts séparant à l’arrivée les réalisations des uns et des autres sont la conséquence de leurs erreurs et de leurs choix individuels.
À son niveau Sicario est lui-même un « sicaire », nom donné aux tueurs à gages au sein des cartels
Sicario est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Après une première demi-heure rendue impressionnante, et viscéralement saisissante, par le parti pris formel de nous jeter au milieu du chaos (dès la séquence d’ouverture, puis dans un guet-apens tendu à la frontière), plus le film avance et plus il perd en intérêt et en cohérence car son metteur en scène se révèle incapable de résister à l’attrait du spectaculaire immédiat. Denis Villeneuve lui sacrifie ses enjeux, ses repères, ses personnages. Une scène synthétise ce virage aussi clairement qu’un panneau indicateur équipé de néons clignotants. Lorsque les agents fédéraux attrapent en flagrant délit une mule en train de faire un dépôt d’argent liquide dans une banque organisant son blanchiment, l’héroïne veut en profiter pour inculper le représentant du cartel aux USA, geler ses fonds, monter un dossier et démonter les mécanismes des circuits de la drogue et de ses profits. Les mâles qui l’entourent lui opposent une alternative moins élaborée et plus virile : profiter de la brèche pour remonter jusqu’à un gros baron de la drogue côté mexicain, et l’éliminer de façon clandestine et illégale. Ils veulent leur exutoire à court-terme, n’arrangeant rien et empruntant les mêmes méthodes macabres que le camp d’en-face.
Et que fait Villeneuve ? Il leur emboîte le pas avec un enthousiasme déplacé, tout heureux qu’il est d’avoir là une raison de sortir ses caméras thermiques (poussant le procédé de l’embedded jusqu’à oser à cet instant le plan subjectif nous mettant dans la peau d’un Robocop en action) et d’accompagner jusqu’à sa cible un personnage de commando surentraîné et sans merci. Sicario dévoile dès lors son vrai visage, celui d’un film aussi cynique que les combattants qu’il suit. Tel qu’il est écrit et mis en scène, il se repaît de la violence cruelle déployée par les cartels comme par la CIA pour satisfaire son désir de spectaculaire, pour nous choquer et au bout du compte nous manipuler – exactement comme les soi-disant gentils manipulent l’héroïne. À son niveau Sicario est lui-même un « sicaire », nom donné aux tueurs à gages au sein des cartels : il accepte la barbarie qui règne sur ce champ de bataille du trafic de drogue, et en devient sans ciller un bras armé efficace et discipliné, dont la réflexion se cantonne aux limites de sa mission. La mise en scène subjective et immersive devient dans ces conditions une arme néfaste, servant le spectacle pour le spectacle et le voyeurisme sordide, ces écueils dont Nemes parvient à tenir à distance son Fils de Saul.
La mise en scène subjective sert à Fukunaga à accentuer, jusqu’au seuil de la douleur, la fatalité et l’étranglement du cauchemar éveillé dont son héros est prisonnier
Sicario tourne le dos à l’existence d’une morale du clic, version actualisée du travelling comme affaire de morale à l’heure des liens entre cinéma et jeu vidéo. Les bases de cette morale ont été jetées par des jeux tels que The walking dead, où chaque pression sur le bouton d’action dans une situation critique est pensée pour nous impliquer éthiquement, au-delà d’une nécessité binaire liée au réflexe de survie ou au besoin de passer un obstacle pour voir la suite de l’aventure. Sicario s’en tient à cette vision réductrice, au contraire du Fils de Saul (où l’enjeu fondamental qui entretient l’action est bien moral : maintenir coûte que coûte en vie un fragment d’humanité au cœur des ténèbres) et de Beasts of no nation. Dans ce dernier Cary Joji Fukunaga garde sa caméra rivée à son héros Agu, contraint à devenir enfant-soldat, mais il prend bien soin de n’en tirer aucune excitation, ni aucun frisson si ce n’est d’effroi. La mise en scène subjective sert à Fukunaga à accentuer, jusqu’au seuil de la douleur, la fatalité et l’étranglement du cauchemar éveillé dont Agu est prisonnier. Nous partageons son incapacité à se détacher de l’instant présent, son impuissance face à la mort soudaine et injuste qui frappe ses proches devant ses yeux, et contrairement à Villeneuve Fukunaga ne triche pas en changeant arbitrairement de personnage afin de s’autoriser un commode retour à l’offensive.
La limite qui maintient Beasts of no nation un cran en-dessous du Fils de Saul est son manque de matière narrative, et humaine. Fukunaga se repose exclusivement sur la force esthétique des images qu’il sait réaliser, oubliant de s’en servir comme moyen de raconter une histoire marquante. Cette force esthétique est bien présente, mais elle est aussi trop immodeste. Conscient de son talent, Fukunaga l’utilise pour servir son ego en plus de son film – il tient à ce que tout le monde remarque son brio et son savoir-faire, travers également présent chez Villeneuve et Nemes. Mais Nemes emmène Le fils de Saul au-delà des effets du choc causé par la violence du sujet et l’intensité de son illustration, tandis que Fukunaga laisse Beasts of no nation et ses spectateurs dans cet œil du cyclone. Il n’est pas moralement mauvais comme peut l’être Sicario, mais il est moralement passif, s’en tenant à l’antienne « la guerre c’est mal ». Des trois, Le fils de Saul est au final la meilleure mise en pratique de la mise en scène embedded ; au point d’en occulter la plupart des tares et angles morts. Heureusement, pourrait-on presque dire, Beasts of no nation et Sicario sont là pour exposer ces limites inhérentes à cette technique immersive. Si celle-ci devait se généraliser jusqu’à occuper tout l’espace du film de guerre, les dites limites deviendraient problématiques.
SICARIO (USA, 2015), un film de Denis Villeneuve, avec Emily Blunt, Benicio Del Toro, Josh Brolin. Durée : 122 minutes. Sortie en France le 7 octobre 2015.
BEASTS OF NO NATION (USA, 2015), un film de Cary Joji Fukunaga, avec Abraham Attah, Idris Elba, Kurt Egyiawan. Durée : 137 minutes. Diffusion en France sur Netflix à partir du 16 octobre 2015.
LE FILS DE SAUL (Saul Fia, Hongrie, 2015), un film de Laszlo Nemes, avec Geza Röhrig, Molnar Levente, Urs Rechn. Durée : 107 minutes. Sortie en France le 4 novembre 2015.