Regardez, dans le ciel ! C’est un drone ? C’est un oiseau ? Non c’est Paul Thomas Anderson !

Avec Junun, documentaire musical d’une heure à peine, P.T Anderson se fait tout petit, pour la première fois depuis longtemps. Humilité, discrétion et… transformation. Le Rajasthan lui donne des ailes.

Présenté aux festivals de New York et de Rome, Junun a néanmoins fait rapidement le tour du monde sur de petits écrans, disponible sur Mubi courant octobre. Une stratégie de communication intelligente, pour un film qui sans cela aurait été difficile à distribuer traditionnellement. Junun a beau être «le dernier Paul Thomas Anderson», c’est aussi un documentaire musical d’une heure à peine sur une association musicale dont le membre le plus connu à l’international est Jonny Greenwood, de Radiohead. Son échappée n’est d’ailleurs pas un événement en soi, ayant déjà fait parti de The Weird Sisters, pop-up band apparue dans Harry Potter et la Coupe de feu, et travaillant régulièrement comme compositeur pour les films de P.T. Anderson. Cette fois-ci, il joue dès le tournage plutôt qu’en post-production, mais il est simple musicien aux côtés de The Rajasthan Express, puisque le compositeur de et dans Junun est Shye Ben Tzur.

Cette sortie web, surprise même pour des fans du cinéaste, ravive le souvenir des mises à dispositions inopinées orchestrées par Radiohead il y a quelques années. Le fait que l’un des membres du groupe soit présent dans ce documentaire laisse penser que Jonny Greenwood est peut-être finalement l’instigateur du «coup» plutôt que P.T Anderson et que ceux signés Radiohead par le passé le lui devaient possiblement plus qu’escompté (autrement dit, plus qu’au meneur Thom Yorke).
Voici le genre de considérations qui incite à réfléchir aux notions d’avant et d’arrière-plan au sein d’une formation, quelle qu’elle soit. Qui dirige ou non un projet ? Quelles sont les éminences grises et les leaders fantoches ?

JUNUN de Paul Thomas AndersonC’est une question que l’on se pose face à Junun, et même avant Junun. La première photo d’exploitation du film ayant circulée, c’est presque une photo de classe. Les nombreux musiciens sont assis en rangs et le compositeur est parmi eux, il faut le trouver. Idem pour les musiciens qui tireraient leur épingle du jeu sur tel ou tel morceau. Et P.T Anderson lui-même, pourquoi n’y figure-t-il pas ? La photo illustre-t-elle les artisans d’un travail documentaire, ou seulement de la création musicale dont celui-ci fait état ? En ne se plaçant pas parmi les artistes, le cinéaste débute une entreprise de disparition de sa personne et de sa fonction, qui vise à terme à faire de Junun une œuvre profondément intime. PTA étant qui il est, il ne mise pas pour cela sur la dissimulation du dispositif filmique. Autrement dit, Junun ne ressemble pas à un épisode de Strip-Tease ou à du Wang Bing pour autant.

Il est libre Paul, y’en a même qui disent qu’ils l’ont vu voler

Si la caméra est visible, ce n’est pas seulement parce que les plans explicitent ses déplacements, elle l’est aussi parfois quand un second objectif la braque. Le geste du cinéaste ne disparait pas en soi, c’est plutôt lui qui s’efface ; ou le feint-il. La plupart des plans sont filmés embarqués sur un drone. Des abords du Fort Mehrangarh jusqu’aux salles d’enregistrement, la caméra vole au vent. Mais quand P.T Anderson cadre, une fois, deux fois, dix fois, des oiseaux dans et hors les murs, une mutation s’opère. Comme l’âme errante de La Quattro Volte (Michelangelo Frammartino, 2010), circulant notamment d’une chèvre à un arbre, l’âme de Junun s’est déplacé de PTA au drone, puis du drone vers l’oiseau. A terme, l’illusion est que la caméra semble attachée aux volatiles comme dans Leviathan, par exemple, ou mieux qu’elle s’est pleinement substituée aux oiseaux qui observent la création musicale dont ils sont ainsi les invités uniques et privilégiés. De quoi conférer un sentiment comparable aux spectateurs de Junun. Voir un spectacle filmé, supposer que si caméra il y a spectateurs il y a, ceci réduit irrémédiablement l’impression de privilège. Se substituer à un oiseau, ou une petite souris, c’est bien autre chose. Le spectateur se sent choisi, chanceux. Possible que Greenwood ou P.T Anderson ait imaginé la sortie digitale sur Mubi pour cette raison.

Jonny Greenwood dans JUNUN

Mais ce filmage libre, que l’on pourrait comparer à la «liquid narration» prônée par Harmony Korine quand il réalise Spring Breakers et aussi bien adaptée aux derniers films de Terrence Malick, cette «flying narration» sert aussi à se rapprocher au plus près des volutes mélodiques proposées par l’orchestre de Junun. The Rajasthan Express est un groupe de qawwalî, genre musical dont l’interprète le plus célèbre reste Nusrat Fateh Ali Khan. L’instabilité de la mise en scène, la caméra étant toujours prête à s’envoler, seconde ainsi idéalement la structure du qawwalî : l’âlâp est son prologue à feu doux (la caméra est posée, attentiste), puis les autres instruments et le chant débutent (et la caméra s’envole). P.T Anderson répète plusieurs fois ce procédé, mais il ne se contente pas de faire décoller son appareil, la «flying narration» indique une percée encore plus aventureuse. On décolle, on quitte le Fort, voyage dans les ruelles d’un marché indien, salue des enfants ; une autre chanson est attendue, alors «l’oiseau» rentre au Fort, mais il aurait aussi bien pu voyager des années, à la rencontre de bien d’autres figures. Cette percée rappelle ce qu’ont accompli Joachim Trier et Ekil Vogt dans Oslo, 31 Août et Blind, une forme d’expérience de hors-caméra où celle-ci semble se dégager de son enveloppe mécanique pour voler, fureter librement, s’attacher à une femme, un homme, les connaître et les aimer, brièvement, puis les quitter. A chaque fois que Junun quitte son propre corps, transcendé par ses musiques, on vole avec lui.

JUNUN (Etats-Unis, 2015), un film de Paul Thomas Anderson, avec Jonny Greenwood,  Shye Ben-Tzur et le Rajasthan Express. Durée : 54 minutes. Sortie mondiale sur le site de vidéo à la demande MUBI le lendemain le 9 octobre 2015 pour une durée de 30 jours.