Toute la folie d’un pays concentrée dans l’esprit de deux frères : le réalisateur Emin Alper s’empare de l’état d’urgence de la Turquie, sur le point d’exploser à force de haine et de violence rentrées, et nous le fait éprouver en produisant un geste cinématographique intense – trop peut-être.

Kadir, l’aîné, est enrôlé de force par la police à sa sortie de prison pour intégrer un groupe d’éboueurs-informateurs, sommés de chercher dans les ordures des gens des indices d’activités terroristes. Ahmet, son benjamin, est chargé de l’éradication des chiens errants, par la méthode la plus expéditive – abattus à bout portant, quand bien même la communication officielle assure au public que les animaux sont recueillis dans des chenils. Les deux frères sont des exécutants d’un service public schizophrène, dévoyé de ses missions et se désintéressant des conséquences négatives de ses actions tout en soutenant obstinément qu’il n’en est rien. L’absurdité de ce fonctionnement, renforcée par la médiocrité de la pratique au quotidien de ce double jeu (les éboueurs ne trouvent que le moyen de se faire repérer, les chasseurs de chiens sont aussi peu compétents et livrés à eux-mêmes) prêterait à rire si la situation n’était pas grave. Car une tyrannie même ridicule reste une tyrannie, dans la Turquie d’Emin Alper comme autrefois dans le pays imaginaire du Brazil de Terry Gilliam. Dans les deux fables la bouffonnerie d’un système aberrant et de ses agents dépassés n’annule pas la capacité de destruction d’un pouvoir mauvais. Au contraire elle le démultiplie, en empirant les choses et en les rendant incontrôlables.

Dans Abluka c’est tout un pays qui va craquer, et avec lui les deux frères Kadir et Ahmet, et même le film tout entier

Abluka est une fable car la Turquie qui y est décrite se trouve dans un état encore plus critique que sa réalité actuelle. Le champ de bataille opposant la police, armée de sa loi martiale et de sa brutalité physique impunie, et les organisations d’insurgés, aux effectifs rassemblant des quartiers entiers, s’étend à l’ensemble du territoire jusqu’à atteindre Istanbul, frappée par des attaques à la bombe en série. Le centre imposant de la ville est la ligne d’horizon inaccessible aux personnages, relégués dans les faubourgs miteux tels les protagonistes des films de banlieue parisienne façon Ma 6-T va crack-er. Dans Abluka, comme l’éclaire la traduction anglaise de son titre (Frenzy, frénésie, furie) c’est tout un pays qui va craquer, et avec lui les deux frères Kadir et Ahmet, et même le film tout entier. Alper construit un récit où la ligne de front s’est déplacée à l’intérieur de l’esprit de chaque individu. Puisque ne résonne en Turquie plus la moindre voix rationnelle pouvant donner l’exemple, mais uniquement les harangues d’un pouvoir tordant toute information pour l’insérer dans sa propagande, la folie paranoïaque devient la cellule où s’enferment toutes les âmes du pays.

S’il lui arrive de se répéter et de s’enferrer parfois, la plupart du temps Abluka nous secoue et nous malmène de manière impressionnante

Chacun selon ses propres entraves et traumatismes (sexuels, sentimentaux, sociaux) Kadir et Ahmet plongent dans un délire forcené, dont l’intensité est la plus forte dans les contextes les plus intimes – et donc en théorie les plus protecteurs – : le foyer, les interactions avec les proches. Alper entraîne son film à leur suite dans cette voie, faisant d’Abluka en Répulsion au carré où les crises des deux frères se répondent dans une accumulation peut-être un peu trop appuyée. À force de vouloir enfoncer le clou, le cinéaste perd de vue que son long-métrage aurait gagné en impact s’il avait été plus condensé, moins insistant. S’il lui arrive de se répéter et de s’enferrer parfois, la plupart du temps Abluka nous secoue et nous malmène de manière impressionnante. Alper crée un univers formel particulièrement riche et changeant, accolant scènes de guérilla urbaine et situations claustrophobes, hallucinations nocturnes et brusques explosions de rage plus ou moins contenues. Cette mise en scène brouille les échelles, annule la possibilité de concevoir une histoire collective faisant sens, érode les repères permettant de discriminer le bien et le mal, la vérité et le déni. Elle est l’expression de ce que c’est d’être embarqué dans un pays à la dérive.

ABLUKA (Turquie, 2015), un film de Emin Alper avec Mehmet Ozgur, Tulin Ozen, Ozan Akbaba, Mustafa Kirantepe. Durée : 114 minutes. Sortie en France le 23 novembre 2016.