Aucun exorcisme ne peut défaire le mal intense qui possède le SORCERER de William Friedkin
La résurrection de Sorcerer, presque quarante ans après sa sortie et son violent échec en salles, s’accompagne d’un retour au titre d’origine du film en lieu et place de son suppléant français, Le convoi de la peur. Ce dernier plaçait le long-métrage de William Friedkin dans un état d’infériorité vis-à-vis du Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot, mettant en exergue son statut de remake. Revenir à Sorcerer c’est affranchir le film, reconnaître ses pouvoirs magiques et maléfiques, et lui donner enfin le statut qu’il mérite.
Lorsqu’il se lance dans l’aventure Sorcerer, William Friedkin a quarante ans et trône au sommet d’Hollywood. Deux bons coups ont suffi pour l’y amener, un polar (French connection) et un film d’horreur (L’exorciste), raflant l’un et l’autre Oscars par poignées et dollars par millions. Un mauvais coup va suffire à le faire dégringoler. L’alliance du cinéma d’auteur et de l’industrie du divertissement est fondamentalement fragile, et après deux réussites Sorcerer est le film pour lequel Friedkin va trop tirer sur la corde et la pousser à la rupture. Comme la plupart des réalisateurs dans ce cas-là il se retrouve avec une œuvre artistiquement magnifique, mais au résultat au box-office injustement désastreux. Cette injustice du destin qui frappe alors Sorcerer prend de multiples formes. Ironique, elle porte dans le monde réel le propos mis au cœur du film par Friedkin, en prenant ce dernier pour cible : la condition humaine est tragique, d’autant plus que nous n’avons aucune prise sur notre destin. Cruelle, elle se sert pour enterrer commercialement Sorcerer de Star Wars, soit un film réalisé par un condisciple du Nouvel Hollywood qui a fait le choix inverse de mettre en sourdine ses ambitions artistiques et de produire un pur divertissement. Vicieuse, elle plante dans l’esprit des spectateurs l’idée que Star Wars est la seule révolution qui ait lieu à cette époque sur les écrans. Alors qu’au même moment, dans des salles presque vides, est projetée l’une des scènes les plus inouïes qu’il peut être donné de voir au cinéma.
Vous n’avez rien vu au cinéma avant de voir la séquence du pont dans la tempête
Car vous n’avez rien vu au cinéma avant de voir la séquence du pont dans la tempête. Aujourd’hui, en 2015, on s’extasie – à raison – devant les images inconcevables et pourtant conçues par George Miller dans son Mad Max : Fury Road. Celles de Friedkin dans Sorcerer, qui date d’avant le premier Mad Max, ne sont pas moins sidérantes. Les deux camions chargés de nitroglycérine à bord desquels les protagonistes doivent traverser la jungle préfigurent d’ailleurs les entités motorisées mutantes de Fury Road, dès leur apparition lors du montage montrant leurs futurs chauffeurs les réparer et les ranimer à partir de pièces disparates glanées çà et là dans une casse, puis une fois sur la route. Les camions ont un nom (« Sorcerer » et « Lazaro »), un visage (surtout Sorcerer et son pare-chocs démoniaque), une personnalité propre qui s’exprime dans le film au même titre que celle des humains – et de toute chose se présentant à l’écran. Avec Sorcerer Friedkin a produit une œuvre profondément animiste. Ce que l’homme avait cru défaire reprend le dessus avec encore plus de force qu’autrefois, puisque ce ne sont plus seulement les organismes naturels qui sont dotés d’une âme, mais également les machines et autres créations de notre fait. La mise en scène et la bande-son peuvent alors tout aussi bien servir de support à l’agitation intérieure et aux éclats d’un être, d’un camion, d’un puits de pétrole en combustion, d’un pont battu par les rafales de vent ou encore de l’arbre déraciné qui vient s’y encastrer.
Le Mal étend son emprise à tout ce qui entre en relation avec la pellicule. Le monde qui s’imprime dessus, l’assistance réunie dans la salle où elle est projetée
L’illusoire domination de l’homme sur son environnement est battue en brèche par le cinéaste, qui instaure à la place un état sauvage sans maître, où chaque sujet doit prouver à chaque moment qu’il mérite de subsister jusqu’à l’épreuve suivante. Cette abolition du système de valeurs anthropocentrique, et la manière dont elle prend forme dans le film, font de celui-ci un conte à la fois follement symbolique et furieusement réel sur la condition humaine. Réel, parce que tout ce que l’on voit à l’écran l’est. C’est un fait important, au-delà de l’argument de vente forain façon « il brave la mort sans filet ni trucage ! » : la présence physique et non pas simulée des obstacles sur la route des personnages influe sur notre réception des événements qui nous présentés, tout comme elle a influé lors du tournage sur le jeu des acteurs. Sorcerer ne se contente pas de jouer sur des ressorts intellectuels, cérébraux, de projection et d’interprétation. Il provoque des réactions physiques, de plus en plus aiguës, jusqu’au point limite où il n’existe pas de superlatifs assez puissants pour exprimer ce que la réalisation de Friedkin nous fait vivre. La séquence du pont suspendu est ce point limite, où la mise en scène devient une éponge absorbant toute la folie de l’instant – le déchainement du vent et de la pluie, le mélange inconcevable et néanmoins palpable de pesanteur et de fragilité des camions comme du pont, la terreur animale qui s’empare des hommes précipités dans cet enfer, prêts à se faire écraser ou noyer – et nous la projetant au visage.
Le cinéaste est passé au niveau supérieur par rapport à L’exorciste : dans Sorcerer le Mal ne se contente plus d’un seul individu à posséder, il étend son emprise à tout ce qui entre en relation avec la pellicule. Le monde qui s’imprime dessus, l’assistance réunie dans la salle où elle est projetée. La portée symbolique du film s’en trouve évidemment décuplée, puisque chacun de ses éléments, y compris de décor, se voit investi d’une énergie qui le dépasse et lui confère un sens insoupçonné. Sorcerer génère un état de transe – voisine de l’hallucination éprouvée par l’un de ses héros dans la dernière ligne droite –, où l’indicible et l’invisible affleurent à la surface du monde, affirmant leur présence et surtout leur prédominance par toutes les voies qui se présentent. C’est peut-être cette possession du film par des forces hors de notre portée qui le rend intemporel. Sorcerer a beau aller sur ses quarante ans, son pouvoir de fascination et d’étourdissement reste entier. Et sa longue exposition est plus que jamais importante, captivante, car le monde qui y est dépeint est plus que jamais en phase avec le monde d’aujourd’hui : on y retrouve un banquier véreux, des actes terroristes, une dictature militaire au tiers-monde (le souci du détail de Friedkin dans sa description est fou), et en toile de fond à tout cela l’asservissement de la société au pétrole et à ses bénéfices. Un demi-siècle de marche du monde n’a fait que qu’entériner la mainmise sur nos vies de ces vices avançant pourtant à visage découvert.
SORCERER (Etats-Unis, 1977), un film de William Friedkin, avec Roy Scheider, Bruno Cremer, Francisco Rabal. Durée : 121 min. Ressortie en France le 15 juillet 2015.