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Adi profite de son travail d’optométriste à domicile pour interroger ses plus vieux clients sur les massacres perpétrés en 1965 dans son pays, l’Indonésie, et sur les circonstances de l’assassinat de son grand frère : Joshua Oppenheimer poursuit son Psy-show commencé par The Act of Killing et arrive, au prix d’un dispositif sado-maso, à produire une incroyable pédagogie de la réconciliation.
Joshua Oppenheimer a fait de la thérapie de couple une œuvre d’art. Lui qui explore la partie la plus refoulée de l’histoire indonésienne – le million de personnes massacrées suite au coup d’état raté de 1965 – a deux principes : le reenactment et la confrontation. Dans The Act of Killing, il obtenait des bourreaux qu’ils racontent et reproduisent leurs gestes ignobles. Avec The Look of Silence, il prend pour enquêteur un quadragénaire né après les tueries, là pour interroger les responsables de l’atroce assassinat du grand frère qu’il n’a jamais connu.
Les plus vieux téléspectateurs se souviennent peut-être de Psy-show, l’émission-confession diffusée en France au début des années 80. Oppenheimer fait presque la même chose. « Presque », parce que le couple qu’il cherche à rabibocher, c’est un peuple divisé, avec d’un côté les assassins encore au pouvoir et de l’autre les familles des victimes ; tous cohabitant dans une amnésie collective dont on ne sait si elle est enviable (pas de rancœur donc pas de règlement de compte) ou consternante (pas de mémoire donc pas de justice). Oppenheimer opte pour la consternation et trouve en la personne d’Adi, le quadra évoqué plus haut, un relais docile. Ca tombe bien, Adi est optométriste. Ca veut dire qu’il se rend chez des personnes généralement âgées pour corriger leur vue, qu’il sort du flou des témoins du passé. Tout un symbole. Vous les voyez les gros sabots ? Oppenheimer les voit aussi. Il n’insiste pas plus que de raison sur ce point. Il s’en sert uniquement comme image-étendard, au point qu’on la trouve sur tous les supports de communication liée au film. La démarche de The Look of Silence est indéniablement publicitaire, mais elle vend un très beau produit : une réconciliation utopique.
Masochiste avec les assassins et sadique avec les victimes : Oppenheimer est ainsi, mais avec Adi il a trouvé un corps à l’épreuve de tout, un visage imperturbable et une grandeur d’âme inaltérable.
Il y a des situations dans ce film où même le malaise dû aux moyens employés ne peut occulter la puissance de ce qu’il s’y passe : ce retournement de situation incroyable quand un bourreau, plutôt que de culpabiliser, se met à questionner Adi, en l’accusant d’être un dangereux dissident ; l’émotion d’une fille d’assassin, demandant à Adi de bien vouloir pardonner son père ; la honte incroyable infligée à une vieille dame qui soutient ignorer tout des agissements de feu son mari alors que Oppenheimer a justement filmé l’homme de son vivant, et montre à sa veuve les images prouvant qu’elle ment ; etc. Les redresseurs de tort sont rarement populaires. Comme le dit le fils de la mamie honteuse, Oppenheimer rouvre des blessures (le problème étant que, pour les victimes, ses blessures ne se sont jamais fermées). Il le fait en plus dans le sillage d’un poisson-pilote, Adi, corps-kamikaze et pare-balle dont l’enquête informelle est réellement risquée (au point que les Indonésiens de l’équipe technique sont tous « anonymous » dans le générique de fin). Il prend même son héros en sandwich entre ses images déjà enregistrées (les assassins de son frère, montrant par le geste comment ils l’ont découpé, avant de le jeter à la rivière) et les vieux salauds qu’ils rencontrent, mettant à l’épreuve sa civilité, le poussant à son point de rupture.
Masochiste avec les assassins, sadique avec les victimes : Oppenheimer est ainsi, mais avec Adi il a trouvé un corps à l’épreuve de tout, un visage imperturbable (l’éclair de peur face aux menaces à peine voilées d’un interlocuteur n’en est que plus effrayant) et une grandeur d’âme inaltérable. The Look of Silence tire sa force de lui, de ce personnage sur lequel l’horreur se déchire comme des navires pirates sur les récifs. Il suit son rythme, calme, réfléchi, y compris dans sa technique (la vieille dame vexée qui enlève son micro HF révèle tout le soin technique apportée à la captation des confrontations, sa lourdeur même). Là le film trouve sa pédagogie de la réconciliation et dépasse la cruauté de son dispositif (qui n’en demeure pas moins stupéfiant, vu tout ce qu’Oppenheimer obtient des gens qu’il met en scène et sans sacrifier à l’esthétique). Il fait acte de cinématographie en apportant la preuve par l’image qu’il y a de l’avenir dans le passé le plus sombre, que si la caméra enregistre le monde, elle peut aussi le changer. Le fait qu’Oppenheimer exhibe sa propre réussite ne rend pas sa méthode moins douteuse et c’est, paradoxalement, tout à son honneur. Il revendique son péché d’orgueil, en sachant visiblement que reconnaître ses torts ne suffit pas à les effacer, et que ce qui vaut pour les assassins vaut aussi pour les cinéastes.
THE LOOK OF SILENCE (Danemark, Finlande, Indonésie, Norvège, 2014), un film de Joshua Oppenheimer. Durée : 99 minutes. Sortie prévue en France le 30 septembre 2015.