
Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
Deux jours, une nuit, et sa dizaine de face-à-face orchestrés par les Dardenne, prend parfois des allures de démonstration de talent pour ses comédiens. Ce qui n’empêche pas le spectateur d’entrer dans le film, et de s’émouvoir. Un tour de force.
Sandra (Marion Cotillard) doit convaincre un à un ses collègues de renoncer à une prime pour garder son travail. Le premier de la liste est joignable par téléphone. Elle s’isole pour l’appeler : le personnage est seul dans la pièce, l’actrice seule dans le cadre. S’adressant à un interlocuteur inaudible, elle navigue en solitaire, de l’appréhension au soulagement en passant par la peur et la tristesse. Une interprétation parfaite, une carte de visite pour Marion Cotillard si elle n’était pas déjà si connue. De fait, cet appel, d’une minute chrono, pourrait devenir un texte d’audition exemplaire au même qu’un « To be or not to be » ou que le monologue de Devine qui vient dîner. « Je ne te dois rien« , affirmation assénée à son père par le personnage de Sydney Poitier, devient ici « »Je ne veux rien te devoir« , ou l’expression du malaise d’une salariée qui réclame justice sans vouloir passer pour une plaignante.
Cet appel (en détresse) lance le film sur deux voies parallèles : l’une étant la succession de face-à-face provoqués par Sandra pour sensibiliser ses collègues à sa cause, et l’autre les mêmes échanges perçus sous le prisme du jeu d’acteur. Pour autant, Deux jours, une nuit n’a rien de meta, l’équilibre maîtrisé entre la démonstration de cinéma et une propagation débordante d’émotions n’enrichit que discrètement le film. La scène initiale du coup de fil, les dialogues sur les pas-de-porte, les répliques répétées de scène en scène, et enfin l’alignement des collègues de Sandra tel le salut d’une troupe de théâtre au terme d’une représentation, tous ces passages à double valeur comblent aussi le spectateur friand de grandes performances d’acteurs. Seulement, si cette façon de passer Deux jours, une nuit en leur compagnie n’empêche aucunement l’investissement émotionnel, c’est précisément dû à la balance prudente mesurée par les frères Dardenne entre cette distanciation et un dispositif de mise en scène engageant, reposant sur une caméra au plus près des corps et sur l’omniprésence de la silhouette de Sandra, comme dans Rosetta ou Le fils. Ainsi, le spectateur se projette et se reconnait en elle, mais aussi en ses camarades (« Mets-toi à ma place », se renvoient-ils), tout en ayant suffisamment de recul pour s’interroger : « Que ferais-je si je me retrouvais dans cette situation ?« .
Ce questionnement existentiel, le spectateur n’a aucun mal à le reporter sur sa propre vie. La portée humaniste du discours transcende la donnée élémentaire du récit, la mission de Sandra, et même son contexte social. Il n’en a pas toujours été ainsi, certaines situations dépeintes précédemment dans le cinéma des frères Dardenne n’ayant pas facilité l’identification du spectateur, notamment lors des dérapages criminels de L’enfant ou du Silence de Lorna. C’est peut-être pour cela, plus encore que pour valider la tentation du meta décrite plus haut, que des vestiges passés de l’oeuvre des frères semblent ressurgir dans Deux jours, une nuit. Les luttes passées viennent alimenter celle de Sandra, qui nécessite plus de chair, allégorie en demande. Son combat parle au plus grand nombre, et s’il y parvient c’est peut-être aussi parce qu’il se nourrit de ceux qui l’ont précédé. Des motifs reviennent : la silhouette hésitante et déterminée de Rosetta ; le contremaitre et l’employé, duo du Fils reformé douze ans plus tard par les mêmes acteurs, Olivier Gourmet et Morgan Marinne ; le vélo d’un gamin qui attend son propriétaire contre la porte d’une boulangerie. Pas question d’aboutissement, ou même de mix ici, mais d’ascendance. En 2011, les Dardenne avaient expliqué que les musiques entendues dans Le gamin au vélo, inhabituelles chez eux, servaient d’accompagnement et de soutien caressant pour le jeune protagoniste. Cette fois-ci, pas de mélodie chapeautante, mais une poignée d’anges gardiens, héros d’aventures intérieures, de retour pour protéger Sandra.
DEUX JOURS, UNE NUIT (France, Belgique, 2013), un film de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione, Pili Groyne. Durée : 95 minutes. Sortie en France le 21 mai 2014.