Dans LA CHAMBRE BLEUE, des amants entravés et désentravés

La passion adultère d’un petit-bourgeois chabrolien, son incarcération et son interrogatoire. Deux femmes, deux récits, deux Mathieu Amalric (l’un acteur, l’autre réalisateur), deux principales qualités pour ce polar captivant adapté de Simenon : la stylisation et un grand art de la narration. 

Avant Le Rouge et le Noir qui devrait être adapté prochainement par Mathieu Amalric, le bleu de la chambre des amants imaginés par Georges Simenon. Couple adultérin, Julien (même prénom que le héros de Stendhal) et Esther vivent leur passion à huis clos entre fusion des corps et morsures jusqu’au sang. Un avant-goût de ce qui arriverait s’ils quittaient leurs conjoints respectifs pour passer leur vie ensemble, dans cette chambre ou ailleurs. Elle le boufferait. Ils baiseraient jusqu’à en crever. Du moins se plaît-on à l’imaginer. Ca n’est pas la voie empruntée par La chambre bleue.

LE SCAPHANDRE ET LE PAPILLON de Julian SchnabelReste qu’on est chez Simenon avant d’être chez Amalric. Quelqu’un crèvera nécessairement de cet amour. A la loi, il faudra des coupables. Pour le spectateur, il n’y aura que des suspects, que des hypothèses. Il faudra donc encore de l’imagination pour remplir les blancs. Il en faut dès les premières secondes. Dans leur chambre d’hôtel, les amants sont soustraits à tous les regards, y compris au nôtre. Ils ont l’invisibilité qu’ils désirent, qui est la conséquence même de leur désir. Les voix et bruits de jouissance précèdent à l’image les corps nus d’Amalric et de Stéphanie Cléau (une voix blanche et douce qui rappelle celle de Sandrine Kiberlain). Avant d’être enlacés, ils sont séparés, coupés, décentrés. On pense alors à une autre chambre bleue occupée par le même Mathieu Amalric. Dans Le scaphandre et le papillon, qui est entièrement filmé du point de vue de Jean-Dominique Bauby, le cadrage est accidenté, la vue troublée. Impuissant, immobilisé, le journaliste voyage dans sa mémoire, y retrouve les femmes qu’il a connues et aimées et avec qui il ne pourra plus jamais jouir. Le magnifique corps à corps qui ouvre La chambre bleue pourrait s’intégrer à l’un de ces souvenirs-fantasmes. Le format est lui aussi « de chambre ». Se réclamant de Derrick (!), Amalric a opté pour un 4:3 plus télévisuel que cinématographique.

Le « bleu » du polar de Mathieu Amalric résonne avec celui de deux autres films romanesques : il est une couleur chaude, il est la couleur d’une passion contrariée (La Vie d’Adèle), tandis que la porosité entre passé et présent et le tragique vers lequel elle tend ne sont pas sans rappeler Blue Jasmine de Woody Allen.

De même que Julien est l’homme de deux femmes, La chambre bleue se partage entre deux temporalités, entre les interrogatoires qui alimentent le suspense et la vie de patron et père de famille petit-bourgeois de Julien, entre les mains désentravées de celui-ci dès qu’il entre dans le bureau du juge et la passion entravée. Le « bleu » du polar de Mathieu Amalric résonne enfin avec celui de deux autres films romanesques : il est une couleur chaude, il est la couleur d’une passion contrariée (La Vie d’Adèle), tandis que la porosité entre passé et présent et le tragique vers lequel elle tend ne sont pas sans rappeler Blue Jasmine de Woody Allen. Ces deux lignes trouvent un extraordinaire point de convergence dans la scène finale. Alors que Julien et Esther vivaient leurs ébats dans la clandestinité, alors que Julien avait réussi à s’éloigner de sa maîtresse, les voilà réunis aux yeux du monde. La une d’un journal nous apprend qu’ils sont surnommés les « amants frénétiques ». Elle confère à leur histoire une aura médiatique, pré-mythologique. Au moins depuis le Roman de Tristan et Iseult, on sait que le monde se sent concerné par ceux qui s’aiment, que le monde aime l’amour. Au moins depuis le Roman de Tristant et Iseult, on sait aussi qu’il n’est plus permis de faire un procès à la passion. Les juges de La chambre bleue, criminels avec les criminels.

LA CHAMBRE BLEUE (France, 2014), un film de Mathieu Amalric. Avec Mathieu Amalric, Léa Drucker, Stéphanie Cléau. Durée : 75 minutes. Sortie en France : 16 mai 2014.  

Nathan Reneaud
Nathan Reneaud

Rédacteur cinéma passé par la revue Etudes et Vodkaster.com. Actuellement, programmateur pour le Festival International du Film Indépendant de Bordeaux et pigiste pour Slate.fr. "Soul singer" quand ça le chante.

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