TROIS CENTS HOMMES sur un Radeau de la Méduse

On avait quitté Emmanuel Gras parmi les Bovines, on le retrouve aux côtés de Trois cents hommes – et d’une femme, sa coréalisatrice Aline Dalbis créditée au son tandis que lui était en charge de l’image. Dans l’enceinte d’un centre d’hébergement de nuit, évitant le piège du regard voilé par l’empathie, le duo montre âprement la violence qui se nourrit de la misère et qui redouble la difficulté de maintenir à flot un tel lieu de dernier secours.

Triturons un peu les titres et la trace qu’ils laissent en nous. Seul, le chiffre 300 renvoie évidemment au film gonflé à la testostérone de Zack Snyder. Le mot supplémentaire dans le titre Trois cents hommes (qui est un pur hasard de circonstance, la capacité d’accueil du centre où sont allés filmer Dalbis et Gras) y apporte l’altération que l’on retrouve au sein du film. La violence est toujours là, saillante, mais elle s’accompagne ici d’une humanité obstinée, peu importe les coups encaissés et les crises à traverser. Au centre d’accueil de nuit Saint Jean de Dieu, à Marseille, la bonté est un principe inébranlable mais elle n’agit que comme un garde-fou assurant que l’on ne tombera pas dans le vide. Sa grandeur et sa puissance ne sont d’aucun secours face à la mise à l’épreuve du quotidien. Chaque jour apporte son lot de remous et de bourrasques qui rendent la vie à bord de cette embarcation de fortune terriblement dure, à tous les étages. Altercations dans les parties communes, difficulté à faire respecter les règles dans les chambres (exigence de propreté, interdiction de l’alcool), fermeté de rigueur face à la détresse et aux assauts du 301è arrivant et premier refoulé : le navire prend sans cesse l’eau de toutes parts.

Aline Dalbis et Emmanuel Gras se placent en tant qu’humains filmant d’autres humains, à la même hauteur

Et si l’on ne colmate pas ces fuites au plus vite, donc avec rudesse, la tension et l’agressivité latentes sont prêtes à sauter sur l’occasion pour tout emporter par le fond. Cet état de schizophrénie permanente entre les extrêmes de la nature humaine est le lot de tous à l’écran, gardiens (pris entre la bonté et la sévérité) comme hébergés, chez qui les accès de violence sont devenus une seconde nature qui les dépasse. Dalbis et Gras font fort logiquement leur cet équilibre instable, sans chercher à en nuancer ou en dissimuler quelque partie que ce soit. Ils se placent en tant qu’humains filmant d’autres humains, à la même hauteur. Et leur film se grandit en épousant aussi bien la géographie du lieu que le rythme agité des événements qui s’y déroulent. Les moments de répit où l’on reprend son souffle et ses esprits, et les avis de tempêtes que l’on endure dans un état d’immersion tel que l’on est toujours surpris d’en ressortir vivant. Être vivant, c’était le titre du court-métrage tranchant présenté par Emmanuel Gras au dernier Festival Entrevues (on en parle à la fin de notre compte-rendu à Belfort). Le dernier plan de Trois cents hommes fait le lien avec ce précédent film en montrant que le centre d’accueil, ce Radeau de la Méduse brinquebalant et imparfait, est l’ultime rempart entre la société et la rue – entre la vie et la mort.

TROIS CENTS HOMMES (France, 2014), un film de Aline Dalbis & Emmanuel Gras. Durée : 82 min. Sortie en France le 25 mars 2015.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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