LE DERNIER VOYAGE DE MADAME PHUNG, sur les chemins de traverse du Vietnam

Dans le monde réel, « qui veut voyager loin ménage sa monture ». Sur un écran de cinéma documentaire, « qui veut emmener son spectateur loin de chez lui crée un lien fort avec son sujet ». La réalisatrice vietnamienne Nguyen Thi Tham signe avec Le dernier voyage de Madame Phung son premier long-métrage, et elle a déjà tout compris à cette règle et à comment la mettre en pratique.

Lors de la première projection du Dernier voyage de Madame Phung au Cinéma du Réel 2014, alors que le générique de fin défilait sans aucune musique ou son d’ambiance pour l’accompagner, pas un bruit ne se faisait entendre dans la salle pourtant comble. Signe que quelque chose de fort s’était transmis du film vers ses spectateurs. Dans les ultimes instants qui précèdent le générique, bien sûr, où Nguyen Thi Tham accueille le surgissement de la mort d’un geste aussi digne et doux que Wes Anderson dans son Grand Budapest Hotel. Et avant cela, par le talent de la cinéaste à nous faire partager la vie de ces individus qu’elle-même ne connaissait pas du tout, avant de se décider à les suivre presque sur un coup de tête. Croiser la troupe de forains encadrée par Mme Phung lui a remémoré ses souvenirs d’enfance, quand de semblables spectacles itinérants en constituaient la principale distraction. Ce fil narratif ténu ne cesse de gagner en épaisseur, tout d’abord en raison de l’identité des compagnons de route du film. Parce qu’ils sont homosexuels et travestis, intégrer une telle communauté est pour eux la seule chance de vivre au Vietnam dans un climat d’acceptation et de – relative – sécurité. Les brimades et menaces dont ils sont les cibles ne s’évaporent évidemment pas dans la nature, mais au moins une digue leur évite désormais de les prendre de plein fouet.

Le calme inaugural du Dernier voyage de Madame Phung est contaminé par une montée de l’angoisse qui s’accélère brutalement au cœur de la nuit

Nguyen Thi Tham capte très justement ces deux étapes, que sont la découverte d’une famille qui vous abrite (et où vos particularités ne vous précèdent pas – ce n’est qu’une fois confortablement installé en son sein que les détails de celles-ci sont contés, sereinement et longuement) puis la dure réalité de comprendre que les ennuis ne sont pas finis pour autant. Le calme inaugural du Dernier voyage de Madame Phung est contaminé par une montée de l’angoisse, qui s’accélère brutalement au cœur de la nuit, à chaque fois que s’éteignent les lumières de la fête foraine et que s’interrompt le contact chaleureux avec la foule. Ne reste aux abords des tentes que les bandes de rôdeurs désœuvrés, parfois drogués, souvent malintentionnés. De leurs rondes menaçantes et hors champ, le dispositif embedded de la réalisatrice, qui partage la vie de la troupe avec sa seule petite caméra, tire naturellement de véritables scènes d’horreur. Saisie à son point le plus intense, la détresse des homosexuels bannis devient alors un peu la nôtre. Et même si au final la mort les frappe dans l’anonymat et la discrétion, plus que dans un coup d’éclat aux coupables évidents, nous avons suffisamment conscience du poids des épreuves subies pour reconnaître la cause véritable des décès.

LE DERNIER VOYAGE DE MADAME PHUNG (Chuyen di cuoi cung cua chi Phung, Vietnam, 2014), un film de Nguyen Thi Tam. Durée : 87 min. Sortie en France indéterminée.