Dans le GRAND BUDAPEST HOTEL de Wes Anderson, l’illusion comme rempart contre la mort

« He certainly sustained the illusion with a marvellous grace » (« Ce qui est sûr, c’est qu’il a maintenu l’illusion avec une grâce merveilleuse ») : cette phrase exquise qui vient en conclusion de l’histoire du Grand Budapest Hotel est la clé de l’œuvre de Wes Anderson. S’appliquant aussi bien à la vie de Monsieur Gustave (Ralph Fiennes) qu’à l’élaboration du film dont il est le héros, elle met en lumière les convictions qui fondent en réalité tous les longs-métrages du plus dandy des cinéastes.

 

Les histoires de Wes Anderson s’abreuvent à deux sources si proches qu’il peut être difficile de les distinguer, telles des jumelles : le passé et l’enfance. D’abord indirecte (la bande-son sixties de Rushmore, les figures tutélaires de Cousteau et Bowie dans La vie aquatique) ou sous-jacente (l’incapacité à surmonter les traumas d’enfance au sein de La famille Tenenbaum), cette double attraction, puissante, s’est solidement imposée comme le centre de gravité des films les plus récents du cinéaste : Fantastic Mr. Fox adapte une œuvre de littérature jeunesse et maintient son récit à l’époque de la parution de celle-ci (1970), Moonrise kingdom suit deux amoureux âgés de douze ans en 1965. Dans The Grand Budapest Hotel, la machine à remonter dans le temps bricolée par Wes Anderson est plus pétaradante que jamais. À son bord ce n’est plus à un aller simple express que nous sommes conviés mais à un voyage en omnibus, avec des arrêts en 1985 et 1968 sur la route de l’automne 1932. Au début du film, ce parcours fait l’effet d’un plaisir enchanteur mais frivole ; la raison des escales devient évidente – mais émouvante – lorsque l’on emprunte de nouveau la même voie, dans le sens inverse, au moment de la conclusion. Logiquement, on y reviendra donc au terme de ce texte.

The Grand Budapest Hotel est le premier film de Wes Anderson à prendre du recul vis-à-vis de l’univers fantasmé par son protagoniste

En apparence, l’enfance s’efface par contre du tableau du Grand Budapest Hotel. En apparence seulement. Car s’il n’y a (presque) plus d’enfants à l’écran, toute la matière dont est fait le film retombe en enfance, portée par le souffle de la bande-originale délicieusement ludique composée par Alexandre Desplat. À la fin de Moonrise kingdom le héros déconstruisait pour nous la partition du film ; ici on a l’impression que Desplat assemble sa musique à partir des bruits que le film lui fournit (les secousses du train sur ses rails, le grincement du téléphérique), comme des briques de Lego. L’expression consacrée de « retomber » en enfance, comme ses semblables « régresser » et « retourner », est malvenue car porteuse d’une couleur négative infondée dans le cas de The Grand Budapest Hotel, qui ne cesse de s’élever et de s’ennoblir à mesure que son auteur y ressuscite des pans entiers d’une glorieuse enfance de l’art. Les références du cinéma contemporain de la période où l’action se déroule n’ont rien de fictif, contrairement au lieu qui lui sert de théâtre (la république de Zubrowka). Les comédies libertaires, sophistiquées et survoltées de Lubitsch – Haute pègre, Sérénade à trois et autres – servent de fil rouge à l’intrigue, mais Wes Anderson étend son invitation à beaucoup d’autres, le temps d’une séquence (Lang pour la poursuite dans le musée ; les Marx Brothers pour l’évasion de la prison) ou d’une mise en place (un train aux transparences hitchcockiennes ; une prairie où tout, du décor aux costumes et à l’objectif de la caméra, nous ramène chez Murnau).

Se replier dans le cocon d’un mirage raffiné et hors-sol n’est en définitive pas une lubie de dandy inconséquent, sentiment qui a pu poindre auparavant chez Wes Anderson. C’est un acte de défense, salutaire et digne.

Pour Wes Anderson comme cela est dit de Monsieur Gustave, « his world was dead long before he entered it » (« son monde était mort bien avant qu’il y fasse son entrée ») ; mais le réalisateur et son alter ego maître d’hôtel déploient une telle énergie à retrouver ce monde perdu, à ranimer sa flamme éteinte, que l’illusion ainsi produite prend sur nous autant que sur eux. La « grâce merveilleuse » du cinéaste s’affirme au travers de la vivacité qui se dégage de cette recréation. Elle n’a rien de morbide, ni de moribond, pas même un quelconque rhumatisme ou grincement dont se plaindre auprès du médecin. Pour preuve, c’est à peine si on remarque l’utilisation du format 4/3. Ce cinéma d’antan nous revient dans l’éclat de sa jeunesse triomphante, par l’action des tours de magie de Wes Anderson – en plus de la musique déjà citée, les couleurs, le rythme et le piquant des dialogues, le recours pour les scènes d’action à une animation vintage. Cette dernière semble d’ailleurs issue d’un autre art pris au berceau : le jeu vidéo, ses pixels et ses saccades de l’ère 8-bit. Dans tous les domaines, le retour aux sources accompli par The Grand Budapest Hotel est couronné par la découverte d’autant de fontaines de jouvence.

Gustave H. et Wes A. ont également en commun la nécessité vitale, au sens propre, qu’il y a pour eux à « maintenir l’illusion » ; c’est ce qui les maintient en vie. C’est le cas de la grande majorité des héros andersoniens supposément adultes, qui plutôt que d’affronter la réalité se réinventent en chasseur de requins (Zissou), cancéreux en phase terminale (Tenenbaum), détrousseur de poulaillers (Fox)… Premier film à prendre du recul vis-à-vis de l’univers fantasmé par son protagoniste, The Grand Budapest Hotel en révèle le contexte, constitué d’à-côtés plus funestes les uns que les autres. L’escalade de la guerre, la barbarie du fascisme, la tyrannie des puissants, la maladie : la menace de la mort est à la fois explicite et omniprésente. Se replier dans le cocon d’un mirage raffiné et hors-sol n’est en définitive pas une lubie de dandy inconséquent, sentiment qui a pu poindre auparavant chez Wes Anderson. C’est un acte de défense, salutaire et digne. Sa portée couvre jusqu’à des détails discrets : le langage soutenu que Gustave se force à employer à la place de sa tendance naturelle aux jurons, la noblesse avec laquelle Wes Anderson détourne le regard lorsqu’un personnage passe injustement de vie à trépas. Le geste du cinéaste, de faire de l’illusion artistique un rempart contre la mort, apparaît dans The Grand Budapest Hotel plus net et de fait plus beau que jamais. Et sa fin (voilà, nous y sommes) l’assoit de superbe manière, en montrant comment la littérature – tiens, encore un autre art – propage cette merveilleuse illusion salvatrice sous une forme intacte à travers les générations, leur transmettant les armes pour se défendre.

 

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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