
Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
Les bruits de Recife en impose par son décor urbain et carcéral, par l’acuité de son regard sur la classe moyenne brésilienne, par la richesse de son univers sonore. La verticalité des rapports sociaux y rencontre l’horizontalité du Cinémascope. Mendonça est un amateur de western. Il aura fallu le rencontrer pour découvrir sa passion pour l’oeuvre de John Carpenter – évidente après coup – et voir également en cet ancien critique un Haneke tropical et un futur grand cinéaste de l’horreur.
Basé à Recife, Kleber Mendonça Filho évoque une violence latente, un danger que les habitants de son quartier redoutent mais qui ne survient jamais. Car le mal est déjà fait. Quel est ce mal ? D’où vient-il ? Quel bruit fait-il ? « Boom », assurément.
Quel est votre rapport avec le quartier que vous filmez dans Les bruits de Recife ?
C’est mon quartier. La rue qu’on voit dans le film est celle où j’habite. L’appartement de Bia, la mère de famille avec ses deux enfants, c’est chez moi. J’ai déjà tourné mes trois précédents courts métrages dans ce quartier.
Les bruits de Recife est-il une continuation, un prolongement de ces courts métrages ?
Oui et non. On retrouve un personnage et des éléments de ce que j’ai fait avant. En même temps, il y a beaucoup d’idées qui sont complètement nouvelles. Si vous voulez, vous pouvez voir ces films en vidéo sur Vimeo. Je crois que ça peut être intéressant de les voir pour mieux comprendre Les bruits de Recife.
Avec ses images fixes en noir et blanc, le prologue ancre le film dans une réalité historique plus vaste que les événements banals et quotidiens que vous décrivez.
J’aimais bien l’idée de créer une ambiance féodale dans un environnement moderne et urbain. C’est exactement comme ça que ça se passe à Recife. La ville est en train de changer à une très grande vitesse, avec le boom économique. Mais les personnages restent prisonniers de leur culture et de leur histoire. Le poids du passé est très fort. Il y a des structures qui se maintiennent. Dans les rapports humains, rien de cette féodalité n’a véritablement changé. L’idée m’est venue quand j’ai travaillé dans une entreprise à Recife. Les employés avaient l’impression de travailler dans une plantation de canne à sucre. Cet aspect se retrouve aussi dans l’architecture du quartier. Les nouveaux appartements que l’on construit actuellement suivent le modèle de la plantation. Il y a les chambres des maîtres et les chambres des domestiques, toutes petites et sans fenêtre. C’est souvent la partie où il fait le plus chaud dans la maison.
Il y a cette scène ambigüe où João, qui est l’un des héritiers et bénéficiaires de ce système féodal, demande à son employée de remettre ses claquettes, sous prétexte qu’elle pourrait s’électrocuter en repassant le linge.
Ça reflète bien la complexité de ces rapports. Il s’inquiète véritablement pour elle. Il a de l’affection pour elle mais, d’un autre côté, ça peut lui poser des problèmes s’il lui arrive quelque chose. Mais ça reste une attitude très paternaliste. C’est un moment trivial du film et il fait beaucoup réagir le public. Puisque vous évoquez cette scène, il y a aussi celle entre João et le fils d’une autre domestique, plus âgée. Le geste de le secouer gentiment en racontant l’anecdote de son grand-père qui faisait la même chose pour le réveiller, tout cela est étrange et dérangeant quand on y repense.
Comment avez-vous conçu l’univers sonore ? C’est un aspect essentiel du film et une des raisons pour lesquelles il faut impérativement le découvrir en salles.
Oui, si vous le voyez sur dvd ou sur Festivalscope, vous perdez 50 % de ce que le film offre. Comme j’habite dans ce quartier, j’observe, j’écoute ce qui s’y passe. Il y a des sons très spécifiques à cet endroit. Je pense par exemple à un camion qui vend du gaz et circule tous les jours dans le voisinage. Ça donne une musique très particulière. On entend les voisins qui discutent, qui se disputent, qui crient ou qui ont des rapports intimes, les chiens, les voitures…Je voulais transformer ces bruits en bande originale puisque je n’utilise pas de musique traditionnelle. Je n’en voulais pas pour le film. La construction de cet univers sonore a été très progressive. Elle s’est faite pendant plus d’un an, avec l’aide d’une équipe assez nombreuse, de la conception du son au montage.
Là encore, je pense à une scène qui peut paraître triviale mais qui ne l’est pas quand on prête attention à ces rapports entre seigneurs et serviteurs, entre le haut et le bas. Cela passe aussi, comme vous le dites, par l’architecture. Quand Bia, qui appartient à la classe moyenne, roule sur le ballon de foot d’un petit garçon, elle ne l’entend pas exploser. L’habitacle ouaté du véhicule fait qu’elle est protégée de cette agression sonore dont elle est elle-même responsable.
J’ai une idée sur la classe moyenne brésilienne qui est la suivante : ses pieds ne touche jamais le sol. Les gens de la classe moyenne sont toujours ou chez eux, ou dans la voiture avec la clim, à leur travail avec la clim. Ils voient toujours la ville de haut, à travers une vitre. Ils ne marchent pas dans la ville. Les enfants qui jouent au foot dans la rue, c’est un peu une tentative d’avoir une relation concrète avec la ville. Sauf qu’elle échoue. Comme dans la scène où le même garçon envoie le ballon de l’autre côté d’une barrière, et qu’il demande à la jeune fille qui le regarde depuis son balcon de lui renvoyer. Il y a toujours des obstacles. Quand le ballon explose, la famille ne s’en rend même pas compte. Elle vit dans une bulle. La maison est une bulle, la voiture est une bulle, le travail est une bulle. Les personnages sont toujours protégés par des systèmes de sécurité.
Vous évoquez aussi une certaine paranoïa sécuritaire.
La société vit cette paranoïa. C’est un fait que je ne fais qu’observer. Par exemple, il y a une boulangerie près de chez moi où je vais à pied. Je trouve toujours des voisins qui insistent pour me ramener en voiture alors que c’est à 300 mètres de chez moi. Ils commencent à vous raconter des anecdotes, des faits divers, des histoires sur les problèmes de sécurité. Le quartier n’est pas plus dangereux qu’un autre mais il y a une espèce de cercle vicieux. S’il y avait plus de monde dans la rue, il y aurait moins de problèmes. Il y a plus de chances d’être agressé dans une rue déserte. En ce qui me concerne, je n’ai jamais eu de souci. Le film parle de ça : la peur d’un danger qui ne concrétise jamais.
Le film a des aspects oniriques qui, au final, servent le propos sur les rapports de classe. La fille de Bia rêve d’une horde de personnages qui envahissent la cour de son immeuble. Puis elle voit ce garçon qui marche sur les toits. Il y a encore cette apparition fugace et fantomatique dans un couloir, alors qu’un couple a des rapports sexuels dans une pièce voisine. On est tenté d’interpréter ces apparitions comme un retour du refoulé. Les esclaves reviennent hanter les lieux.
La première idée, c’est que je me suis inspiré d’une légende urbaine récente sur un « personnage » qu’on a appelé « Spider Boy », le garçon-araignée. C’était un adolescent entre 13 et 18 ans, qui grimpait dans les immeubles et s’introduisait chez les gens. Il faisait ça plus pour le défi que pour voler des choses dans les appartements qu’il visitait. Des fois, des gens se réveillaient la nuit et le trouvaient allongé sur leur canapé. Un jour, on l’a retrouvé mort, le corps criblé de balles, 12 à ce qu’on raconte. J’aime beaucoup l’histoire de Spider Boy et je voulais l’utiliser dans le film. En même temps, je comprends votre interprétation. Quand João et sa petite amie vont dans la plantation et entendent des bruits de pas au plafond, il y a de cela. La partie souterraine de la maison est celle où les esclaves logeaient à l’époque. Ça reste discret. Tant mieux. Le film gagne à ne pas être trop explicite.
Comment avez-vous décidé de cette structure narrative en trois parties ? On remarque que le mot « garde » fait le lien entre chacune d’entre elles.
J’ai décidé de cette structure au montage, pour des raisons rythmiques et esthétiques. Chaque partie offre une respiration spécifique, un rythme différent. Chaque début de chapitre offre une pause. La liaison entre les parties par le mot « garde » me semblait une bonne idée. Ça crée une expectative. On se demande ce qui va se passer. Quand le film n’avait pas cette division en chapitres, il était divisé naturellement en deux parties plutôt déséquilibrées et ça me dérangeait pendant le montage. On n’arrivait pas à trouver un rythme. Avec cette division, le film reconnaît son déséquilibre mais annonce clairement sa structure. La dernière partie est en fait beaucoup plus longue que les autres.
Vous donnez peu d’éléments sur les deux frères qui désirent se venger de Francisco, le grand-père de João qui a la mainmise sur le quartier. Il faut s’en remettre au hors-champ et, pourquoi pas, combler le manque avec d’autres films, des polars, des westerns.
Pour moi, c’est un peu comme quand on est quelque part et qu’on entend une conversation qu’on ne devrait pas entendre. On comprend un petit peu ce qui se passe entre les personnages mais on n’est pas censé en rendre compte ou en parler. Pour moi, les détails sont épars mais ils sont très clairs. C’est peut-être plus obscur, plus énigmatique pour quelqu’un qui ne connaît pas le Brésil. On a peu d’éléments sur l’histoire des deux frères qui cherchent à se venger mais je pense que leur histoire parle d’emblée aux brésiliens.
Comme je vous le disais, j’ai plutôt pensé à un scénario de western puisqu’il est question de pouvoir, de territoire, de clôture de l’espace…
C’est exactement ça. Culturellement, c’est intéressant parce que la figure du propriétaire de la plantation est souvent synonyme de pouvoir, de mort, d’assassinat.
On ne peut s’empêcher de penser aussi au film de mafia, au Parrain même. Vous avez pensé à d’autres films en réalisant Les bruits de Recife ?
Je voyais le film comme un soap opera filmé par John Carpenter. C’est un peu comme ça que je voulais le tourner. Les soap operas brésiliens sont très mauvais. On ne peut attendre grand-chose du langage télévisuel. C’est pauvre et moche. Si on tourne en Cinémascope, avec une très forte conscience de l’espace, avec une atmosphère de thriller sans que ça en soit véritablement un, ça devient plus intéressant. Dans Assault de Carpenter, on a ce sens de l’espace, et la peur qui vient de dehors et essaye d’envahir les espaces. Il y a des morceaux d’autres films : Walk about de Nicholas Roeg, le très grand Cabra Marcado para Morrer d’Eduardo Coutinho, un film historique sur des luttes de territoires entre paysans. Il a été présenté à Cannes Classics cette année en copie restaurée. En fin de compte, je crois que la séquence de photos du début vient de là. Il n’y en a pas dans ce film mais son atmosphère me l’a inspirée. Ce n’était pas conscient jusqu’à qu’un critique américain me le fasse remarquer à Rotterdam. C’est la beauté du métier de critique. C’était presque une révélation.
L’espace des Bruits de Recife semble n’offrir aucune échappatoire
C’est comme ça que vit la classe moyenne brésilienne. Le film suscite des réactions très fortes. Les gens se voient eux-mêmes, voient comment ils vivent. C’est invisible à l’œil nu. Les spectateurs brésiliens trouvent ça plus drôle qu’un étranger, plus effrayant. Ils réagissent de manière plus intense. Le film tente de saisir une réalité de la classe moyenne qui n’est pas si fréquente dans le cinéma brésilien. Pour moi, le problème de ce cinéma c’est qu’il fait souvent le portrait d’autres classes et pas de celle dont la plupart des réalisateurs sont issus – la classe moyenne. Ils préfèrent parler des plus défavorisés ou des plus riches. En général, ça se traduit par des portraits artificiels ou inexacts, comme des films de touristes sur d’autres classes.
Continuez-vous votre activité de critique ?
Non, j’ai arrêté. Je n’avais plus le temps ni la disponibilité psychologique pour écrire sur les films des autres. C’était déjà difficile d’écrire sur des films brésiliens alors que je commençais moi-même à en réaliser. Maintenant, ce serait impensable. Je ne sais pas comment ça se passe en France mais il y a chez nous une grande proximité entre les critiques et les réalisateurs. J’ai réalisé un documentaire sur le rapport et le conflit entre ces deux professions (Crítico, 2008, ndlr). Jérôme Garcin (animateur du « Masque et la Plume » sur France Inter, ndlr) disait que le seul moyen de faire de la critique est de ne pas avoir de vie sociale. C’est impossible dans la vie normale. A moins de vivre dans une cave. Quand on fait des films et qu’on doit écrire sur ceux des collègues, ça devient compliqué. Aujourd’hui, c’est comme si j’avais ôté un poids. Je n’ai plus besoin d’avoir une opinion sur un film. Je ne suis pas obligé de voir des films que je n’ai pas envie de voir. C’est le meilleur métier du monde mais après 12 années d’activité c’est devenu comme une malédiction. A part le fait d’aller à Cannes, à la Berlinale…
Le film va-t-il être distribué en France ?
On espère. On ne sait pas encore puisque c’est la première projection en France. Dans l’immédiat, le film va être présenté aux Etats-Unis, en Hollande, en Angleterre, au Portugal, en Pologne.
Avez-vous un nouveau film en préparation ?
Oui, mais il faut encore que je travaille sur le scénario. Ce sera un mélange de film d’horreur et de science-fiction. Si on voit les dix premières minutes, on n’imagine pas que ça peut prendre cette tournure. Ce sera pour moi une expérience de changement de rythme et d’ambiance.