THE GRAND BUDAPEST HOTEL est-il le INGLOURIOUS BASTERDS de Wes Anderson ?
L’amante la plus fortunée de Monsieur Gustave, maître d’hôtel, meurt et lui lègue un précieux tableau. La famille (un peu flippante) de la défunte ne l’entend pas de cette oreille : l’oeuvre est emballée, volée, et l’aventure commence. Après les maisons de poupées, les poupées russes : pour Grand Budapest Hotel Wes Anderson met le cap à l’Est et se lance dans un système de récits enchâssés qui le plonge dans la grande Histoire. Quant à la petite histoire initiatique, qui parcourt sa filmographie, elle n’a jamais paru aussi grande.
On sait que vous êtes inquiet. On entend bien vos craintes. Grand Budapest Hotel, c’est la dînette de Wes Anderson qui s’agrandit et se multiplie pour occuper toutes les chambres d’un palace. C’est ce plan du début de Moonrise Kingdom qui aligne la maison des personnages et la petite broderie à son effigie sur un tableau de chez eux, ou encore les marionnettes de Fantastic Mister Fox dans leurs décors hauts comme trois pommes ; les jouets, le livre pour enfants, l’univers dans un mouchoir de poche. On croirait même voir Anderson parader avec la collection complète de ses joujoux : l’affiche vante une sorte d’Avengers andersonien regroupant toutes ses égéries passées. Et vous vous demandez franchement comment, à moins d’un film choral douteux, chacune de ces petites figurines aura droit à suffisamment de temps à l’écran pour justifier sa présence sur l’affiche.
Allons, allons. Tout va bien. La Berlinale s’ouvre sur une bonne nouvelle, et Wes Anderson est aussi rusé qu’il en a l’air, peut-être même un peu plus. Et puis l’affiche ment un peu. Pour commencer, le film est loin d’être circonscrit aux couloirs du Grand Budapest Hotel, ce nom-là ne désignant pas le lieu du film, mais son enjeu. Quant aux têtes d’affiche, il n’y en a pas quinze comme sur l’affiche, mais deux : Monsieur Gustave (Ralph Fiennes, moustachu), concierge shakespearien désabusé de l’hôtel dans les années 30, et Zero (Tony Ravolori, à la moustache moins évidente) en « lobby boy », groom – et acteur – débutant.
On associe assez facilement Wes Anderson à ses trucs de mise en scène : travellings réglés comme du papier à musique, zooms, chapitrage de l’histoire… Ces trucs traduisent en réalité un rituel cinématographique remis en place à chaque fois (comme chez Tarantino, on va y revenir) visant à toujours remettre en scène la confrontation d’un personnage maladroit à des épreuves qui le rapprocheront de son maître – le petit symbole maçonnique sur la main gauche d’Harvey Keitel n’est pas placé là par hasard. Systématiquement, quelqu’un souffre de ne pas être assez doué pour mériter le ralenti héroïsant andersonien : la dimension initiatique des films d’Anderson est de plus en plus évidente. La Vie Aquatique confrontait un explorateur vieillissant à un modèle décédé, A bord du Darjeeling Limited suivait trois frères à différents stades de la vie (jeunesse, âge adulte, maturité), Fantastic Mister Fox et The Grand Budapest Hotel s’attachent à la transformation d’un personnage qui n’est pas le leader de l’histoire (ni Mister Fox, ni Monsieur Gustave) mais son élève (le fils de Mister Fox, le groom Zero). Dans la plus belle scène de son film, Anderson fait ainsi le tour des hôtels de la région où tour à tour, pour répondre au téléphone, un maître d’ laisse son apprenti répéter ses gestes pour le remplacer dans l’urgence, comme si l’univers entier devenait le théâtre d’une grande initiation aux gestes les plus simples, et les plus chargés de sens (goûter la soupe, sauver une vie…).
Tarantino, disions-nous. The Grand Budapest Hotel est l’Inglourious Basterds de Wes Anderson. Pour l’époque, d’abord, et du fond sérieux du film (un travelling à l’intérieur d’un train, le long d’un quai de gare parsemé de soldats en armes, ne manque pas de faire son effet, et si le symbole n’est pas clair, il suffit de se souvenir d’où le film est projeté pour la première fois). Dans les deux cas, un réalisateur ouvre soudain sa fantaisie esthétique à l’Histoire et, plutôt que de s’y confronter directement, la détourne suffisamment pour n’en parler que par symboles interposés : on voit des têtes de loup argentées autour du cou des soldats, les Z remplaçant les S sur les brassards, sans parler du culot qui consiste à refiler à Adrien Brody, ancien pianiste juif pour Polanski, le rôle d’un pseudo-officier de la Gestapo.
On tient le film le plus brutal de Wes Anderson depuis Fantastic Mister Fox : mutilations, décapitations, tuerie au couteau et quelques pêches bien senties.
Suffisamment décalé pour ne pas être accusé de jouer avec l’Histoire, certes, mais suffisamment proche d’elle pour signifier que cette fois, le jeu de poupées atteint un nouveau degré de conscience, et de confrontation au réel – puisque c’est de cela qu’il s’agit toujours, peut-être plus encore chez les réalisateurs dont l’univers personnel est le plus prononcé. Le rôle de Shoshanna est ainsi repris par Saoirse Ronan, marquée non pas d’une étoile mais d’une carte du Mexique sur la joue (on cherche encore le pourquoi de la chose, on vous prévient dès qu’on trouve), tandis qu’Anderson manifeste plus que jamais sa tendance tarantinienne à alterner séquences de dialogue et explosions de violence. On tient son film le plus brutal depuis Fantastic Mister Fox : mutilations, décapitations, tuerie au couteau, sans oublier le sang qui s’écoule volontiers des narines des héros que l’on jette contre les murs, et qui ramassent quelques pêches bien senties. Le réel est bien là, et les automates, réglés comme des travellings à musique, répandent bien du sang, pas des ressorts.
Apogée de cette dépense nouvelle d’énergie, Anderson se fend d’une poursuite à ski à mi-chemin entre Indiana Jones et James Bond. Là encore, la référence est minutieuse. Anderson, cinéaste pâtissier, chérit tous ses détails, soigne son glaçage, et ne laisse aucun de ses ingrédients au hasard. L’épisode d’Indiana Jones auquel fait penser cette poursuite à deux sur un traîneau, enrobée de musique, évoque La Dernière Croisade, où l’aventurier est accompagné de son père, le film s’établissant tout entier sur l’idée d’une rencontre entre le maître aventurier (joué par l’ancien James Bond) et Ford, celui que l’on prenait pour un maître, mais redevient apprenti. Coïncidence ? C’est lors de cet épisode en tandem que Spielberg choisissait d’envoyer ses héros à Berlin, comme si pour la première fois, la mise en relation du héros avec ses racines impliquait une considération nouvelle du héros pour l’Histoire réelle. Que le film estampillé « Europe de l’Est » d’Anderson soit projeté à Berlin est donc plutôt bien vu, inutile de le préciser.
« Ce qui est sûr, c’est qu’il a maintenu l’illusion avec une grâce merveilleuse. »
Qu’on trouve dans le jury la productrice des James Bond, Barbara Broccoli, tombe aussi particulièrement bien. Budapest, nid d’espion, c’est bien connu : si la référence à James Bond tient aussi, c’est également en tant qu’histoire de transmission, d’enseignement. D’acteur à acteur, sans doute. De Connery à Craig. De Judy Dench à… Ralph Fiennes (dans Skyfall). De Jaws à Dafoe, aussi, l’acteur de Lars Von Trier jouant ici un tortionnaire bas de plafond.
La structure du film, véritable poupée russe, reflète cette volonté de le construire tout entier sur l’idée de la rencontre entre l’initié et l’impétrant. Premier plan : une jeune fille entre dans un cimetière, passe devant trois Juifs sur un banc, se présente devant le mémorial d’un écrivain dont elle ouvre le livre. Flash-back : voici l’écrivain du mémorial vivant, s’adressant à nous, sous les traits de Tom Wilkinson. Nouveau flash-back : le voilà devenu jeune, joué par Jude Law. Il rencontre dans un hôtel un homme seul, décati (F. Murray Abraham). On l’écoute raconter son histoire et en un clin d’œil, et un changement du format de l’écran, l’homme de l’hôtel est redevenu jeune, joué par Tony Ravolori, aux côtés de son maître – Ralph Fiennes. La plus petite poupée, la poupée du cœur, la voici : l’histoire n’est pas celle d’un homme devenu maître d’hôtel, c’est l’histoire de la façon dont cet homme, en devenant maître d’hôtel, enseigna à un jeune immigré à le devenir aussi.
Toute la mécanique d’Anderson réside dans la façon de mettre en valeur le plus humble plutôt que le héros. Chaque personnage important se trouve systématiquement transformé en une version plus humble de lui-même. C’est ainsi la raison pour laquelle tant de stars apparaissent sur l’affiche : afin de mettre en valeur le fait qu’elles n’apparaissent en réalité qu’à titre de presque figurants (Bill Murray, Owen Wilson, Jason Schwartzman, cinq répliques à eux tous). Cela se joue même au générique : les cuisiniers, habitués aux fins de génériques, sont ici mentionnés avant que le texte ne se mette à défiler, signe que l’on peut se lever de son siège et partir ; ils ont même droit à une référence dans le film (« le complot s’épaissit… Pourquoi dit-on cela ? C’est une métaphore liée à la soupe ? »).
Le générique de fin de Moonrise Kingdom permettait au jeune héros du film de décomposer, en voix off, cerise sur le gâteau, la construction de l’orchestre d’Alexandre Desplat. L’attention portée au compositeur réapparaît ici telle quelle : dans Grand Budapest Hotel, tout est musical. On baigne moins dans le film muet que dans le cartoon à la Tom et Jerry. Le tout étant bien sûr de maintenir l’univers d’Anderson à un niveau de poésie qui l’éloigne du réel : car derrière l’optimisme que recèle la foi dans la transmission, et derrière le côté dandy qui réduit la seconde guerre mondiale à un combat pour un tableau (un tableau de maître, évidemment), plane l’ombre d’un monde en souffrance, parcouru d’humains plus cruels que les bêtes. « He certainly sustained the illusion with a marvellous grace », glisse F. Murray Abraham pour conclure son récit, retournant dans la cage d’ascenseur qui l’a vu débuter. « Ce qui est sûr, c’est qu’il a maintenu l’illusion avec une grâce merveilleuse. » Au cinéma comme dans l’hôtellerie, la vraie maîtrise réside dans la conquête de la grâce. Alors disons-le clairement : Wes Anderson a réalisé son film le plus beau.
THE GRAND BUDAPEST HOTEL (Etats-Unis, 2014), un film de Wes Anderson, avec Tony Ravolori, Ralph Fiennes, Saoirse Ronnan, Tilda Swinton, F. Murray Abrajam. Durée : 100 minutes. Sortie en France le 26 février 2014.