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Après Hunger et Shame, Steve McQueen filme un nouveau tourment doloriste, cette fois dans les années 1850 du Sud des Etats-Unis. 12 Years A Slave, c’est l’esclavage tout en émotions et jamais en informations – c’est plus fédérateur – mais surtout en CDD – c’est plus rassurant – qui confond fait divers et crime contre l’humanité.
« S’il y avait une justice, je ne serais pas ici ». C’est la déclaration de Solomon (Chiwetel Ejiofor) à Bass (Brad Pitt). Le premier trouve enfin une oreille bienveillante, celle d’un charpentier itinérant (le fait que le coproducteur du film, Brad Pitt donc, l’incarne, n’est pas le plus modeste des choix de casting) de passage chez son maître, alors il se lâche. L’homme noir, kidnappé au pays des Yankees où il était libre et reconnu, pour se retrouver réduit en esclavage dans le Sud, raconte son histoire au seul Blanc daignant l’écouter jusqu’ici. L’histoire odieuse d’une entorse à la loi américaine et non à celle de Dieu. L’histoire d’un gars qui n’a rien à faire là, non parce qu’il est Noir et que dans cette zone des Etats-Unis, tout Noir est esclave et qu’il s’agit d’une situation humainement inacceptable, mais parce que là d’où il vient, il était un citoyen. L’histoire d’un gars avant tout outré de se retrouver dans cette panade, pas du sort réservé aux siens (à moins qu’il se sente plus Blanc que Noir, ce qui ferait de son cas un cas particulier encore plus particulier). « S’il y avait une justice, je ne serais pas ici ». « S’il y avait une justice, aucun de ceux qui ont ta couleur de peau ne serait ici » aimerait-on entendre rétorquer. Sauf que ça n’arrive pas.
Le seul but est de s’assurer que tous les spectateurs, partout, puissent s’identifier totalement au protagoniste et s’indigner, comme on s’indigne d’une erreur judiciaire
12 Years A Slave ne s’en prend pas à l’esclavage, c’est-à-dire à un crime contre l’humanité, mais à un crime individuel : l’odieuse souffrance infligée à un type soustrait durablement à sa famille. Qu’il soit Noir, dans l’Amérique des années 1850, se révèle presque fortuit. Il pourrait être né ailleurs, à une autre époque, français, autrichien ou thaïlandais, otage, prisonnier de guerre ou prostitué de force, homme, femme ou transsexuel, blanc, noir ou à pois mauves. Peu importe. La seule chose qui compte pour le film, c’est le mouvement de translation universellement identifiable, celui allant de la liberté vers l’absence de liberté, et sa fixation comme l’unique grand dénominateur commun ; le seul but étant de s’assurer que tous les spectateurs, partout, puissent s’identifier totalement au protagoniste et s’indigner, comme on s’indigne d’une erreur judiciaire, malgré les spécificités du protagoniste en question. Et elles sont nombreuses ses spécificités, c’est donc un exploit d’arriver à les gommer, de parvenir à rejeter dans l’ellipse, le flou et le hors-champ, les données économiques et politiques spécifiques à un lieu et une époque sordides, l’ampleur de ce second génocide – après celui des amérindiens – sur lequel sont fondés les Etats-Unis, etc. 12 Years A Slave relève du fait divers, pas du cours d’histoire. C’est son droit, voire son devoir si l’on s’en tient au titre. « Douze ans d’esclavage ». Un contrat à durée déterminée. Ailleurs, l’amour dure trois ans, ici, l’asservissement dure douze ans, mais dans les deux cas – oh, soulagement ! – il y a une fin.
Evidemment que l’esclavage sur le sol américain a eu une fin, nous direz-vous, il faudrait avoir une bien piètre connaissance de l’issue de la Guerre de Sécession pour l’ignorer (ou ne pas avoir vu Lincoln de Steven Spielberg). Il a eu une Fin, avec un grand « f », et qui n’est pas la somme de tous les affranchissements individuels. Malheureusement, dans le film qui nous intéresse, il n’en est pas question. Nous parlons de fin, petite, comme dans « la fin » ou « la fin heureuse », une conclusion égoïste valable pour un seul, pas pour tous les autres. Le héros de 12 Years A Slave vit une mésaventure, qui se terminera (on ne vous gâche pas la fin, tout est dans le titre), nous laissant à notre soulagement, là où jamais il n’aurait dû y avoir d’autre fin que La Fin, celle avec un grand « f », celle déterminant la destinée de toute une population, la seule concevable et valable, la mort ou la liberté pour tous. La catharsis ainsi obtenue épargne toute forme de culpabilité. Les douze ans d’esclavage sonnent peu ou prou comme sept ans de malheur, une parenthèse terrible mais une parenthèse quand même, là où l’esclavage implique une vie entière de labeur forcé, marquée du sceau de la douleur et de l’indignité. 12 Years A Slave fonctionne d’ailleurs à la manière d’un cauchemar. Pour un peu, il tiendrait presque de l’odyssée hallucinée dans l’esclavage, comme Apocalypse Now avec la Guerre du Vietnam, Michael Fassbender remplaçant Marlon Brando en Colonel Kurtz régnant sur sa plantation. Et comme tout cauchemar, il n’y aurait qu’à attendre le réveil pour en sortir. Bingo ! C’est ce qui se passe dans le film et contribue à ternir l’ultime réplique de l’Ulysse revenu du pays du coton : « Il n’y a personne à pardonner ». Parce que les coupables de sa mésaventure sont impardonnables ? Ou parce qu’il vaut mieux se dire que c’est la faute du destin et passer à autre chose (oublier ?), vu que tout le monde est coupable à des degrés divers ?
Danger du relativisme total : à force de nuancer, on dilue, et tout se vaut. Or les personnages du film ne sont pas gris, ils sont noirs ou blancs. 12 Years A Slave prêche implicitement une concorde suspecte à nos yeux parce qu’elle repose, non sur l’amnésie – McQueen aime trop le spectacle de la douleur pour ne pas marteler les sévices et y faire participer tous ses personnages – mais sur l’émiettement des responsabilités. On pensait les seuls Noirs victimes de l’esclavage ? On découvre un Blanc au milieu d’eux, mieux traité mais pas mieux loti. On pensait les Blancs seuls coupables de cet asservissement de masse ? On prend le thé avec une dame patronnesse noire, revancharde il est vrai, qu’on n’oublie pas d’appeler « maîtresse » pour autant. Il ne s’agit pas d’une subtilité dans le discours, puisque nous sommes face à un fait divers, pas à un cours d’histoire, faut-il le répéter ; la mention « inspiré de faits réels » faisant seulement référence à l’authentique récit autobiographique de Solomon Northup ayant guidé le scénariste John Ridley.
Il y a eu des coupables, ils étaient Blancs. Le dire avec vigueur n’aurait en rien été une erreur historique. « 12 Years A Slave » n’avait aucune raison d’être émouvant et aimable. Il aurait dû faire honte à la nation américaine
Ici, l’enjeu ne consiste pas à établir que les Blancs les plus pauvres du Sud n’avaient à envier aux esclaves que leur liberté dont ils ne savaient que faire, ni à déterminer qu’un système d’une telle envergure n’aurait pu fonctionner sans de traitres complicités. Il est de permettre au livre, dont on lit à haute voix les pages pendant deux heures, de se refermer, en assurant ses auditeurs que jamais plus on ne l’ouvrira, que tout cela appartient à des temps si reculés qu’il importe peu de déterminer assurément à qui profite le crime. Or on sait à qui il profite : aux Etats-Unis, et ce n’est pas faire injure aux habitants de ce pays aujourd’hui de le rappeler.
Il y a eu des coupables, ils étaient Blancs et organisés donc pas tous aussi cinglés que le proprio incarné par Michael Fassbender – sinon, il n’y aurait qu’à tout mettre sur le dos d’une psychose collective. Le dire avec vigueur n’aurait en rien été une erreur historique. 12 Years A Slave n’avait aucune raison d’être émouvant et aimable. Il aurait dû faire honte à la nation américaine, pas au point de la clouer au pilori – il ne sert à rien de blâmer les dernières générations pour les abominations de leurs ancêtres – suffisamment en tous cas pour faire remonter la pourriture à la surface. Les stridences et disharmonies des musiques au début du film, ainsi que le montage staccato, laissent augurer un pendant ethnique à There Will Be Blood. Le noir de la peau remplacerait celui du pétrole, pour une même quête du profit, elle aussi fondatrice d’un pays, et cette fois destructrice pour ses victimes, en plus de l’être, moralement, pour ses instigateurs. Fausse piste, malheureusement. La musique est de Hans Zimmer, elle est réussie mais elle se calme, colle rapidement aux habitudes du compositeur, ses nappes sonores, ses basses puissantes, ses notes tenues longtemps déjà entendues ailleurs. Quant au montage, les fans de Steve McQueen, s’ils existent, seront ravis de retrouver des gros plans très longs sur des visages, des plans-séquences, du dolorisme qui s’en met partout tant il s’enivre (une esclave fouettée par un autre esclave, puis par son maître – contrechamp sur le dos se déchirant spectaculairement sous l’impact de la lanière – qui laisse échapper, au bout du long supplice, le morceau de savon blanc qu’elle tenait entre les mains, symbole de vous-savez-bien-quoi). S’il était possible de reprocher à Hunger et Shame leur quête systématique de la performance, la mise en scène de 12 Years A Slave, elle, reste globalement fade, inodore, incolore, indolore, de cette absence de caractère qui sied aux grandes moissonneuses-batteuses à Oscar sur lesquelles rien ne doit dépareiller ni dépasser, pas même un petit autocollant ou un rétroviseur customisé.
Pourquoi reprocher au film de Steve McQueen d’être à l’esclavage ce que celui de Spielberg est à la Shoah, à savoir une péripétie, grave certes, mais non-représentative d’un ensemble, l’histoire d’un sauvetage alors que tout autour n’est qu’extermination sans issue ?
Une dernière chose. Qu’il me soit permis de l’évoquer en écrivant à la première personne. Pourquoi blâmer 12 Years A Slave pour ce que j’ai toujours épargné à La liste de Schindler ? Pourquoi reprocher au film de Steve McQueen d’être à l’esclavage ce que celui de Spielberg est à la Shoah, à savoir une péripétie, grave certes, mais non-représentative d’un ensemble, l’histoire d’un sauvetage alors que tout autour n’est qu’extermination sans issue ? Sûrement parce qu’avec La liste de Schindler, il préexistait un hors-champ plus fort. Si l’on considère la controversée séquence de la douche, quand c’est bien de l’eau qui sort des pommeaux et pas du gaz, jamais celle-ci ne m’a révolté, parce qu’elle n’a pu saper ma conviction d’être face à une exception (je ne considère pas le suspense qui la précède comme sournois, trop soulagé de me voir épargner au final la vision que je redoutais tant). A l’image de cette séquence, jamais non plus le fait de voir les « Juifs de Schindler » s’en sortir n’occultait les millions de morts non montrées. Le film finit bien, comme celui de McQueen, mais hanté par le souvenir des morts et de ceux qui auraient dû être sauvés (c’était le sens de l’effondrement final de Schindler, évaluant soudain la valeur des ses biens en nombre de vies et non plus en or, et de la longue procession devant la tombe de l’homme devenu un Juste), pas comme celui de McQueen : quel triste moment quand le héros, emmené à bord d’une voiture à cheval, laisse derrière lui sa principale compagne d’infortune, ne se retourne pas, et que le réalisateur se refuse à faire le point sur elle, comme s’il voulait aussitôt la faire oublier ; quel triste empressement à l’amnésie alors que chez Spielberg, malgré le happy end, il y a toujours un voile dans le regard de celui qui s’en sort, une sorte de double vue comme si le survivant voyait le passé se superposer à jamais sur son avenir…
12 Years A Slave ne se soucie pas de pédagogie ni de contextualisation, alors qu’il ne bénéficie pas des mêmes puissances évocatrices (il suffit d’un plan sur le mot Auschwitz à Spielberg, pas besoin de montrer le fonctionnement des chambres à gaz). En passant par le cas très particulier d’un esclave non-emblématique d’une immense majorité, il en fait un prisme déformant à travers lequel l’esclavage ressemble à une offense à un seul homme, au lieu de l’être à l’humanité. On touche à une limite du romanesque hollywoodien. Comme Spielberg, McQueen a peut-être choisi un livre qui l’a inspiré parce qu’il s’agissait avant tout d’une bonne histoire, mais contrairement à lui, il avait davantage besoin d’Histoire. Ou alors besoin d’abandonner toute Histoire, comme Quentin Tarantino avec Django Unchained et son héros fantasmé, dépositaire de la dignité vengeresse des siens, comme Shosanna faisant brûler les nazis à la fin de Inglourious Basterds. Il y a bien un moment où le personnage de Chiwetel Ejiofor touche à cette grandeur, littéralement, dans 12 Years A Slave. Juste après son kidnapping, lorsqu’un de ses geôliers s’apprêtent à le dresser – il n’y a pas d’autre mot – le corps du héros est immense dans le bord gauche du cadre. Il forme une ombre rejoignant en haut et en bas la pénombre de la salle, comme si la silhouette était celle d’un spectateur debout devant le projecteur, obstruant la lumière. A ce moment là, le seul, il est plus grand que le film, il le déborde. C’est à partir de là que McQueen commence à le réduire, jusqu’à le laisser rabougri…
12 YEARS A SLAVE (Etats-Unis, Royaume-Uni, 2013), un film de Steve McQueen, avec Chiwetel Ejiofor, Lupita Nyong’o, Michael Fassbender, Benedict Cumberbatch, Paul Dano, Brad Pitt. Durée : 134 minutes. Sortie en France le 22 janvier 2014.