’71 : le prequel et petit frère de BLOODY SUNDAY

Il y a douze ans, Paul Greengrass repartait de la Berlinale avec l’Ours d’Or (ex-aequo avec Le voyage de Chihiro d’Hayao Miyazaki) pour Bloody Sunday. On fait donc pire comme choix de parrain pour un premier film montré en compétition dans le même festival. Bloody Sunday est tout à la fois l’horizon des personnages de ’71, qui se déroule quelques mois avant ce jour dramatique, et la source d’inspiration principale de son réalisateur Yann Demange. Mais elle est très bien assimilée, et n’est pas la seule ; ce qui permet au film de parvenir à voler de ses propres ailes, et bien haut.

Le contexte de guerre civile qui disloque l’Irlande du Nord en 1971 ne nous est jamais exposé par des moyens artificiels, venant en surimpression du récit. Demange veut nous en faire faire l’expérience par nous-mêmes, au travers des épreuves qui jalonnent l’odyssée nocturne de son héros Gary (Jack O’Connell, un des acteurs du cast originel de la série Skins). Cet Ulysse-là ne traverse pas Dublin mais Belfast, et n’est pas un civil mais un militaire. Fraîchement enrôlé, pour un service qu’il pensait effectuer loin à une affectation paisible loin de chez lui (l’Allemagne), au lieu de quoi il se retrouve en première ligne pour réprimer une rébellion sur le sol de son pays. La première séquence des classes des recrues, qui se place dans le sillage de Full metal jacket – référence de toute manière inévitable, tant mieux si elle est assumée sans honte ni gêne –, est rude mais Demange nous fait sentir qu’elle reste dans un cadre contrôlé. Ce qui n’est absolument pas le cas de la première sortie en ville de ces bizuts, où l’ampleur de la haine des habitants catholiques envers tout agent de l’ordre officiel explose à l’écran avec la même fureur que pour les soldats, qui la prennent de plein fouet. Demange nous transmet leur commotion et leur panique en dépeignant cette scène de guérilla urbaine spontanée comme La chute du faucon noir le faisait dans les artères de Modagiscio. Des dizaines de personnes, y compris femmes et enfants, sortent soudain de leurs maisons délabrées pour encercler dans la rue défoncée la troupe venue leur infliger une énième provocation humiliante. Le son assourdissant de couvercles de poubelles claqués sur le bitume rythme cette confrontation, tels les tambours infernaux d’une marche vers l’enfer.

Ce n’est qu’après ces deux renvois à des films de guerre que vient la connexion avec Bloody Sunday – qui ne peut dès lors plus étouffer ’71, mais seulement le nourrir en faisant de lui un nouveau membre de la famille des œuvres tissant avec éloquence le récit du combat irlandais (qui inclut aussi évidemment Le vent se lève de Loach). Demange en fait certes un peu trop dans sa reprise à son compte du filmage caméra au poing de Paul Greengrass, secousses incluses ; une remarque valable pour tout ce qui concerne la forme de ’71, pensée pour être remarquée et percutante. Le film est un peu une carte de visite, un peu un manifeste, cependant le talent y est si évident qu’on lui pardonne de s’afficher – après tout il est remarquable et percutant. La harangue antimilitariste y est sans compromis, mais solide dans sa substance (de chaque côté, anglais comme nord-irlandais, des factions rivales s’entretuent pour le pouvoir et non plus pour le bien de leur cause, escalade qui s’achève dans un final désespéré) et ferme dans son expression – Demange traite le mal par le mal, par exemple en montrant crûment les effets des actes de guerre sur les corps. De même, son récit à épisodes est à la hauteur de ses ambitions ouvertement homériques et bigger than life. Il est porté par un indéniable souffle épique d’ensemble, et il se montre capable de rendre chaque rencontre que fait Gary marquante, chaque péripétie qu’il traverse effrayante (l’attentat à la bombe, par-dessus tout). En conséquence notre attachement à son parcours est entier, couronnement d’un cinéma pratiqué avec franchise et énergie.

’71 (Royaume-Uni, 2014), un film de Yann Demange, avec Jack O’Connell, Sean Harris, Richard Dormer, Paul Anderson… Durée : 100 min. Sortie en France le 5 novembre 2014.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

Articles: 529