SHADOW DAYS et les bébés morts de Mao

Un jeune homme revient dans sa ville natale avec sa copine, enceinte de lui, afin d’y retrouver un peu d’anonymat et ainsi échapper à un passé encombrant. Pour gagner sa vie, il participe aux kidnappings de femmes enfreignant la loi de l’enfant unique, pour tuer leur bébé à naître : dans la lignée de certains des films chinois arrivés jusqu’à nous, Shadow Days est sinistre – on s’en serait douté – mais pas racoleur, entretenant une distance et une sobriété qui servent sa valeur documentaire.

 

Mao est mort, il est vivant, il est revenu, on ne sait plus. La bourgade montagnarde où le jeune Renwei et sa copine Pomegranate (prénom inédit au cinéma, on en est à peu près certains) viennent s’installer n’en est pas sûre, alors elle fait n’importe quoi. Les façades délabrées sur lesquelles figure le visage du Grand Timonier sont promises à la démolition – on va finir par reconnaître le mandarin de la mention « A démolir » à force de la voir dans le cinéma chinois – alors qu’en même temps on fait respecter à la lettre la politique de l’enfant unique, jusqu’à aller arracher les bébés des ventres de leurs mères (formulation à lire avec des trémolos horrifiés dans la voix, car on se refuse à parler d’avortement s’agissant de grossesse plus près de leur terme que du début). D’un côté, le passé s’efface, de l’autre, l’avenir se rabougrit. Le résultat, c’est une zone de limbes, d’ailleurs peuplée de fantômes dont les apparitions sont plus ou moins heureuses esthétiquement parlant, et de vivants maudits, victimes ou bourreaux.

La Chine du 21ème siècle sanctionne à la source ceux qui enfreignent la règle de l’enfant unique, avec des obligations de résultats que ne renierait pas le plus avide des capitalistes.

Les bourreaux en question ne sont pas vraiment cruels, ils sont dénués d’affects. Pour faire sortir une contrevenante enceinte de chez elle, ils allument un feu et enfument sa maison, comme des chasseurs le feraient pour extraire un gibier de son terrier. Shadow Days n’est pas davantage doté d’affects que ceux qu’il met en scène. C’est en ce sens une forme de film psychopathe, froid, distant, atone. Ca ne l’empêche pas d’être marquant, notamment lors de cette scène où des hommes font irruption dans la chambre d’une jeune femme pour faire leur sale travail. Les types anesthésient la fille, l’opèrent, et tout cela est montré avec suffisamment de caches naturels, sans s’attarder, de manière elliptique. Puis le chirurgien tapote le visage de la fille, laissant une marque sanglante sur sa joue, pour la sortir des vapes, qu’elle pense bien à prendre ses médicaments. D’ici deux jours, elle ne sentira plus rien, lui dit-il. Il se passe alors quelque chose d’étrange : on est presque surpris d’être surpris par l’impact de cette scène. Ecrire qu’elle est pire qu’un viol n’aurait de sens que s’il existait une absurde échelle de la vilénie. On va quand même le faire : elle est pire qu’un viol, parce qu’elle en est la matérialisation paroxystique – une pénétration destructrice – et qu’elle résulte en plus d’une légitimation collective, légale et qu’elle a une valeur documentaire.

La Chine du 21ème siècle est capable de sanctionner à la source ceux qui enfreignent la règle de l’enfant unique – et les contrevenants à d’autres principes familiaux aussi, mais ce serait trop dévoiler l’histoire que de préciser lesquels – avec des obligations de résultats que ne renierait pas le plus avide des capitalistes. Et avec la complicité d’un bon gros n’importe quoi religieux, incapable de se poser en protecteur. Il y a un pasteur dans ce bled, il se contente de chanter. Il y a un shaman, et lui, il parle de malédiction, il chasse les esprits. S’il était efficace, il aurait du boulot, parce que des mauvais esprits, il y en a. En prenant seulement les films chinois les plus proches dans le temps, People Mountain People Sea (le début de Shadow Days rappelle celui du film de Cai Shangjun, et il y a aussi un meurtre originel dont les conséquences seront tardives) et A Touch of Sin, on peut déjà tracer une carte du tordu bien balisée, parcourue par des personnages plus pourris les uns que les autres. Si c’est un indicateur fiable, alors tout ou partie de la Chine glisse vers l’enfer.

 

SHADOW DAYS (Gui ri zi, Chine, 2014), un film de Zhao Dayong, avec Liang Ming, Li Ziqian et Liu Yu. Durée : 95 minutes. Sortie en France le 30 mars 2016.

 

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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