PRINCE OF TEXAS de David Gordon Green

En 1988, deux hommes passent leur été à refaire la signalisation d’une route forestière, après un incendie dévastateur : une réflexion humoristique sur la renaissance après la catastrophe, livrée volontairement à l’état de brouillon par un réalisateur qui n’aime rien tant que les ratures.

David Gordon Green est insaisissable. C’est déroutant et précieux à la fois. Précieux, parce qu’il se révèle souvent difficile, voire impossible, d’anticiper le contenu de ses films, ni thématiquement, ni stylistiquement. Déroutant, parce que définir précisément ce contenu tourne parfois au casse-tête. Rien ne ressemble moins à un film de David Gordon Green qu’un autre film de David Gordon Green. Si sa filmographie en cours a une identité, elle est visiblement multiple et régulière dans son irrégularité. Peut-être son principal trait de caractère serait justement de ne rien s’interdire par souci de cohérence.

La fiche technique de Prince of Texas donne une idée de l’hydre créatrice à l’œuvre : un islandais crédité au scénario (le film est un remake d’Either Way, projeté en France au Festival d’Arras 2012), Danny McBride à la production exécutive, Lynn Shelton dans un petit rôle vocal, Explosions in the Sky à la BO… Soient un exotique inconnu, un acteur-humoriste-scénariste, une actrice-réalisatrice indépendante (Humpday) et un groupe de musique post-rock : ces éléments sont tous hétérogènes en apparence, autonomes artistiquement, mais ils se fédèrent à l’occasion autour de Green, au nom d’une amitié et d’une fidélité sans faille.

un peu comme si le Godot de Beckett était attendu près de Walden, l’étang de Thoreau, pour railler l’obsession ancestrale de l’Amérique envers le cadastre et la frontière

A cette bande s’ajoutent deux acteurs nouveaux venus, Paul Rudd et Emile Hirsch, incarnations immédiates des deux pôles magnétiques du film : l’humour typique du Saturday Night Live et le transcendantalisme de Into The Wild. Sauf qu’ici les rôles sont inversés, Hirsch étant le trublion, celui qui profite du week-end pour faire une virée en ville – dont nous ne verrons rien – et draguer, alors que pendant ce temps, Rudd, le sérieux, joue les hommes des bois, savourant le fait de se retrouver solitaire, mais sans apprécier pour autant la solitude – ça par contre, nous le verrons bien. Deux hommes dans la nature sauvage, accomplissant une tâche absurde car apparemment dérisoire, sans fin et difficilement quantifiable : un peu comme si le Godot de Beckett était attendu près de Walden, l’étang de Thoreau, pour railler l’obsession ancestrale de l’Amérique envers le cadastre et la frontière.

Gros programme, et David Gordon Green ne s’arrête pas là. Il ajoute à cette fusion, des impuretés de tous types, à l’aide d’un personnage récurrent de chauffeur toujours prêt à fournir le duo en tord-boyaux (donc à leur donner le carburant susceptible de les faire dérailler) ; d’une véritable rescapée, rencontrée pendant les repérages et intégrée au scénario, fouillant sans relâche les cendres de sa maison ; de micro-digressions esthétiques (la dernière phrase d’une lettre manuscrite incrustée sur des troncs d’arbres). Tout semble fait pour contrarier le chemin le plus court d’une péripétie à une autre, parce que la ligne droite n’intéresse pas du tout David Gordon Green. Cela devient évident lorsque le duo, ivre mort, ne trace plus rien de droit sur la route et peint des entrelacements plutôt que des segments. Appréhendé comme un espace de renaissance, post-catastrophe, le territoire vaut pour cet aspect scriptural, sur lequel on écrit d’abord littéralement en pointillés, avant d’apprécier, à force de prolonger le geste, les joies de l’écriture automatique. Ou plutôt celle du gribouillage. David Gordon Green aime sûrement les ratures, et préfère le brouillon à toute autre étape de la création. Prince of Texas est un brouillon de film, et ça le rend frustrant, mais pas désagréable pour autant.

PRINCE OF TEXAS (Prince Avalanche, Etats-Unis, 2013), un film de David Gordon Green, avec Paul Rudd, Emile Hirsch, Lance LeGault, Joyce Payne. Durée : 94 minutes. Sortie en France le 30 octobre 2013.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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