ROOM 237 de Rodney Ascher
Shining interprété ad nauseam par des obsédés du film de Stanley Kubrick : Room 237 amalgame malheureusement lectures pertinentes et délires interprétatifs, mais ouvre une fenêtre inattendue sur une cinéphilie pathologique.
La cinéphilie est-elle une maladie ? C’est la question posée en substance par ce film d’un genre nouveau. Ni making of, ni évocation d’un film au sein de l’œuvre d’un cinéaste, Room 237 donne la parole à quelques furieux de Shining, spectateurs compulsifs des courses du petit Danny dans les couloirs de l’hôtel Overlook. Il fait même plus que cela. Il offre à ces fans particulièrement constructifs – voir par exemple ces reconstitutions en 3D des plans du fameux hôtel, élaborées à force de visionnages – l’occasion de poser leur empreinte sur le film, de se l’approprier en lui donnant leurs propres voix.
Avec l’accord de Warner Bros., le réalisateur Rodney Ascher a pu prélever à sa guise les images de Shining, et les monter sur une bande-son privilégiant en off les analyses de ses intervenants. Ils ne parlent pas du film, ils font parler le film, et n’apparaissent jamais à l’écran, comme s’ils étaient devenus eux-mêmes les fantômes de l’hôtel à force de le hanter (un spectateur peut-il faire partie d’un film à force de le voir ? C’est une question aussi posée par le film d’Alain Resnais, Vous n’avez encore rien vu). Ils y ont élu domicile, à force d’en examiner tous les recoins, d’en lister les faux raccords forcément lourds de sens – nous parlons d’un cinéaste au QI supérieur à 200 rappelle quelqu’un pour exclure par avance toute négligence de Kubrick -, de détailler affiches et tableaux, et même de céder à la numérologie. Chambre 237 : 2 x 3 x 7 = 42. 1942 : année de l’industrialisation du génocide nazi contre les juifs. Et quelle est la marque de la machine à écrire de Jack Torrance alias Jack Nicholson ? Allemande. Et avec qui Kubrick a-t-il entretenu une correspondance dans les années 70 ? Avec un historien auteur d’un ouvrage important sur le rôle considérable de la bureaucratie et des listes dans l’extermination de masse. Encore quelques associations d’idées, et Shining ne recèle plus seulement une évocation souterraine de la Shoah, mais du génocide en général : les boîtes de levure rangées dans le garde-manger de l’hôtel sont de la marque Calumet, c’est donc qu’il est aussi question d’indiens…
Ascher ne hiérarchise pas ces analyses. C’est le principal reproche à faire à Room 237, en plus de celui ne pas présenter ses intervenants aux spectateurs, brouillant ainsi leur légitimité. L’hypothèse conspirationniste selon laquelle Kubrick s’est servi de Shining pour avouer qu’il était le réalisateur des images du premier pas sur la Lune (le petit Danny porte un t-shirt Apollo 11 et entre dans la « Room n° 237 », anagramme partiel de « moon ») pèse autant que celle, pourtant largement reconnue, d’une réactivation par l’affrontement entre Jack et sa femme Wendy du conflit entre colons et Amérindiens. Enfin, pas tout à fait. Ascher choisit aussi ses extraits de manière à ponctuer opportunément certains discours, n’hésitant pas à faire suivre une conclusion fumeuse par la mine dépitée d’un personnage. Room 237 en devient même étonnamment drôle. Heureusement, car l’enthousiasme des analystes inquiète de plus en plus. La pause d’un commentateur obligé de s’interrompre pour calmer son enfant, avant de vite revenir, laisse vraiment entendre ce que c’est que de préférer, même ponctuellement, un film à sa progéniture. Ce fan persuadé de voir le visage de Kubrick dans le ciel visible à la fin du générique du film donne une idée du caractère divin du cinéaste aux yeux de certains. Un metteur en scène dont Shining serait la Bible étudiée en long, en large et en travers par des adeptes parfois aussi terrifiants que des fanatiques religieux.
NB : Aux spectateurs français qui seraient surpris de découvrir des scènes inédites de Shining dans Room 237, il faut signaler que le documentaire s’appuie sur la version américaine du film, plus longue que la version européenne. Détail amusant : la plupart des éléments qui excitent l’imagination des commentateurs choisis par Rodney Ascher appartiennent à des séquences coupées par Kubrick en personne, suite aux retours décevants des premiers jours d’exploitation dans les salles américaines.
BONUS : Rodney Ascher et le producteur de Room 237, Tim Kirk, donnent leur opinion sur les analystes qu’ils ont choisis (en VO, mais traduction française à suivre après chaque prise de parole).
ROOM 237 (Etats-Unis, 2012), un film de Rodney Ascher, avec les voix de Bill Blakemore, Geoffrey Cocks, Juli Kearns, John Fell Ryan et Jay Weidner. Durée : 102 min. Sortie en France le 19 juin 2013.