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Le prophète octogénaire Alejandro Jodorowsky revient au cinéma après vingt ans d’absence, de projets avortés, d’envies inassouvies, de dizaines de bandes dessinées mises en images par les plus grands illustrateurs, d’ouvrages autour du tarot ou de la psychogénéalogie. Son retour tant attendu au cinéma ne pouvait donc que parler de lui et des siens, de sa quête spirituelle acharnée, de ses origines et de ses regrets, comme un bilan cinématographique essentiel à tirer après cinquante ans de créations. Jodorowsky’s Dune résume l’homme à l’oeuvre qui l’a obsédé, passionné, métamorphosé : l’adaptation impossible du roman de science-fiction de Frank Herbert.
Cannes 2013 marquait la revanche de la famille Jodorowsky. Un hommage rendu par Nicolas Winding Refn au patriarche Alejandro, à qui Only God Forgives est dédié, un rôle vibrant et incroyable de précision pour son fils, Brontis, qui joue le rôle de son grand-père dans La Danza de la realidad, et une Palme d’Or pour La Vie d’Adèle où apparaît la lumineuse Alma Jodorowsky, fille de Brontis. Ce n’est pas rien. Il y a des noms de famille qui ont marqué l’histoire du cinéma, d’autres qui auraient pu. La présence d’Alejandro Jodorowsky au Festival de Cannes, dont les descendants semblent animés du même amour pour l’art et la démesure, tenait à deux évènements particuliers qui se sont télescopés le même jour : la présentation de Jodorowsky’s Dune, documentaire de Frank Pavich sur le fameux projet d’adaptation du roman de Frank Herbert, et la présentation de La Danza de la realidad, l’un des romans autobiographiques de Jodo qu’il a décidé de convertir sur pellicule, soutenu par les finances d’une poignée d’internautes fidèles. L’émotion surgit instantanément à l’apparition du vieil homme facétieux, de ses dents blanches carnassières et de son exaltation toujours aussi juvénile. Car oui, si Alejandro Jodorowsky fut mon idole, je ne pouvais pas rater le retour de celui qui a été l’un des réalisateurs les plus audacieux des années 70. Un retour à son image, surprenant et débordant de vie.
Chez Jodorowsky, l’amour communique avec toutes les disciplines auxquelles il s’essaye ; de son ADN jusqu’aux astres, de l’intime au cosmique. Son art est toujours tourné vers son prochain. Avec la psychogénéalogie, Jodorowsky demande à ses patients de se mettre en scène en prenant le rôle d’un membre de leur famille pour mettre en exergue les conflits, faire sauter les verrous de la bienséance et de la cordialité, pour faire apparaître la vérité. Comme une espèce possède un génotype, chaque famille se construit en fonction de son hérédité, du caractère de ses ancêtres. Nous sommes invariablement liés par le temps et l’usage.
Optimiste, mégalomaniaque, Jodorowsky essaie de nous lier avec un autre fil invisible : celui du cinéma. Il l’a toujours fait, quand il mettait en scène et écrivait des dizaines de pièces de théâtre au Mexique, quand il créait ses premiers films ou concevait ses bandes dessinées. Reconstituer la grande famille du monde autour d’une figure commune ; Jodo est le patriarche ultime. Après avoir participé à la création du mouvement Panique avec Roland Topor et Fernando Arrabal, il réalise ses premiers longs métrages à la fin des années 60. C’est alors que se cristallisent toutes ses obsessions, recherches mystiques et esthétiques, dans une poignée de films vers lesquels Jodorowsky reviendra inéluctablement : El Topo, western métaphysique et rédemption au coeur du désert, et La Montagne sacrée, où l’alchimie et l’initiation font partie d’un chemin de croix qui mène un homme jusqu’à la révélation ultime, la découverte de la nature même de la réalité.
Fort du succès inattendu de ses deux films-monstres des années 70, Michel Seydoux, producteur et ami de Jodorowky, l’appelle en lui demandant de lui proposer un nouveau projet. “Je veux adapter Dune !” lui propose aussitôt le réalisateur qui n’avait alors même pas lu le livre de Frank Herbert. Tout juste savait-il qu’il était “très bon” à en croire l’un de ses amis proches. Cette fameuse adaptation avortée de Dune est connue d’un grand nombre de cinéphiles et d’amateurs de SF comme le projet cinématographique le plus excitant à ne jamais avoir vu le jour. D’un budget de plusieurs millions de dollars, le plus gros de la carrière de Jodorowsky, Dune avait tout, avant la sortie du premier Star Wars en 1977, pour faire de la science-fiction l’un des genres les plus respectés et rentables du cinéma hollywoodien.
Tel un héros de l’Antiquité, Jodorowsky part à la recherche de sa dream team, des “guerriers” dit-il, qui pourront l’aider à donner corps et âme à son projet : les Pink Floyd assuraient une partie de la bande-originale, Dan O’Bannon et H.R. Giger officiaient à la direction artistique, le dessinateur Moebius s’occupait du storyboard, alors que les âgés mais toujours facétieux Dali et Orson Welles devaient jouer dans le film. Jodorowsky’s Dune, documentaire de Frank Pavich qui demande au réalisateur de donner sa version des faits et de revenir sur ce film inachevé, dresse le tableau d’un projet plein de démesure et de passion. Jodorowsky s’y montre malin, menteur, frondeur (“En essayant d’adapter Dune j’ai violé Frank Herbert” dit-il en mimant un coït plutôt violent, “mais je l’ai fait avec amour” conclut-il ensuite).
Chaque planète devait avoir son ambiance musicale, chaque peuple son designer particulier, chaque personnage son interprète prêt
à se donner entièrement au projet : comme son fils adolescent qu’il pousse à s’entraîner tous les jours pendant des années avec un maître des arts martiaux. Un sacrifice à l’image de Dune dans son entièreté : en voulant tout faire, en puisant dans l’énergie de chacun, Jodorowsky a amené inexorablement le film à son échec prénatal. Trop cher, trop ambitieux, le Chilien décrit son intention initiale comment étant celle de bouleverser l’industrie cinématographique, les moeurs, et même le monde. Changer l’esprit des jeunes générations. Produire l’effet du LSD sans LSD.
De longs entretiens suivent ; quelques séquences animées nous montrent ce que le film aurait pu être. L’ambition était si haute que le film était irréalisable dans les années 70. Une immense bataille d’egos s’ensuit, entre Jodorowsky le prophète, Dali le démiurge (qui demande à être l’acteur le mieux payé de tous les temps), tous ces artistes et ces techniciens qui acceptent de donner leur vie, de tout laisser tomber pour emménager plusieurs mois à Paris pour travailler à un film qui finalement ne se fera jamais. Repris quelques années plus tard par un autre producteur, mis en scène par David Lynch, Dune est finalement considéré comme un échec retentissant. Et Alejandro Jodorowsky nous révèle finalement, comme l’épitaphe de ce film monstrueux, qu’aucun studio américain n’était prêt à croire en lui. Le projet était beau, encourageant, possédait ce grain de folie qui en aurait fait un objet de culte ; conçu avec tout le sérieux et la minutie possible. Seulement voilà, comment faire confiance à cet illustre inconnu qu’était Jodorowsky, incontrôlable, audacieux, trop audacieux, et dont les précédentes oeuvres empruntaient autant au surréalisme qu’au théâtre et à la peinture ? Une blessure immortelle que nous comprenons dans les soupirs de ce vieil homme qui tenait là le projet de toute une vie et qui ne pourra jamais s’en remettre complètement.
Dans son sillon, Dune a pourtant laissé des traces : des collaborations qui ont perduré, ont donné naissance à Alien et à son univers, et qui auraient même influencé Blade Runner. Sans Dune, la science-fiction ne serait pas telle qu’on la connaît aujourd’hui ; Star Trek, Star Wars, tout ce paysage cinématographique fantastique en aurait été altéré. Comment Jodorowsky a pu continuer alors qu’on lui a arraché ses rêves, volé le film dont il avait toujours rêvé ? Pendant un temps, le coeur en berne, Jodo s’est consolé dans les bras de Moebius. Avant L’Incal, La Caste des Méta-Barons, Le Lama blanc ou encore Juan Solo, autant de solutions graphiques données au problème de l’ancien cinéaste : comment donner vie à toutes ses idées qui fourmillent dans son imagination depuis des années. De grands motifs apparaissent alors et se font plus insistants, une scène de conception où une femme tombe enceinte d’une goutte de sang, quelques vaisseaux spatiaux majestueux qui déchirent les étoiles, ou encore la quête d’un homme-tronc pour retrouver ses membres. Plus tard, Jodo reviendra au cinéma avec Tusk, l’incroyable aventure d’un éléphant en Inde, ou encore Le Voleur d’arc en ciel, où un homme fortuné découvre le bonheur dans les égouts. Jodorowsky le reconnaît lui-même : Dune, l’oeuvre originale, ne l’a jamais réellement intéressée. Dune était un canevas solide et utile pour y inscrire ses rêves et ses fantasmes de créateur. Et c’est en tentant d’adapter l’oeuvre d’un autre, même s’il a échoué, que Jodorowsky a finalement donné naissance à son art et à son style.
JODOROWSKY’S DUNE (Etats-Unis, 2013), un film de Frank Pavich, avec Alejandro Jodorowsky, Michel Seydoux, Nicolas Winding Refn et Brontis Jodorowsky. Durée : 85mn. Sortie en France : 16 mars 2016.