FEDORA de Billy Wilder

Un producteur cherche à faire sortir de sa retraite une ancienne star d’Hollywood. Retour à Sunset Boulevard pour Billy Wilder ? Tout le contraire dans ce film passé deux fois par Cannes (hors compétition en 1978, à Cannes Classics cette année), tourné non vers le passé mais vers le cinéma moderne en empruntant la voie d’une anticipation expérimentale et sans filet.

Malgré sa situation d’avant-dernier long-métrage de Billy Wilder, son sujet et son apparente proximité avec le chef-d’oeuvre Boulevard du crépuscule, Fedora n’a rien d’un film-testament. C’est à un prototype que l’on a affaire ; une œuvre insensée qui, vue presque quatre décennies plus tard, ouvre les portes de plusieurs des principales métamorphoses travaillant le cinéma moderne – manipulations des chairs, des acteurs, des récits. Comme tout prototype, par nature imparfait et incertain, Fedora souffre de ratés, bafouille, est loin d’afficher une fluidité au niveau des standards habituels du duo formé par Wilder et son coscénariste I.A.L. Diamond. C’est un film qui requiert quantité d’artifices pour faire tenir sa structure en place, et qui en pâtit. La première partie n’arrive jamais tout à fait à nous convaincre que son intrigue tient la route et que le mystère qui y règne est pur, exempt de la moindre trace de manipulation. La seconde partie, une fois le pot aux roses découvert (et nos soupçons confirmés), n’a d’autre choix que le recours à une construction en flash-backs, aussi pesante et raide que le propos qu’elle soutient est fertile et téméraire.

Marthe Keller et Henry Fonda dans son propre rôle dans FEDORA de Billy WilderIl n’est pas possible d’aller plus avant sans révéler le fin mot de Fedora. En d’autres termes : attention, spoiler. Initialement, le film se présente comme le récit des derniers jours d’une vieille gloire hollywoodienne, Fedora (Marthe Keller), qui vit recluse dans une villa au large de Corfou et qu’un producteur sans le sou cherche coûte que coûte à faire sortir de sa retraite. William Holden joue l’impudent, comme dans Boulevard du crépuscule ; ce qui, ajouté aux autres correspondances entre les deux films (un cadavre en ouverture, la voix-off, le milieu du cinéma traité avec de vrais noms et caméos…), fait croire à une simple variation sur le même thème. La vérité est bien plus complexe, sale et torturée. Handicapée et défigurée suite à une opération de chirurgie esthétique qui a mal tourné, Fedora s’est faite remplacer sur les tournages par sa fille, en remodelant son physique et en profitant du fait que nul n’était au courant de son existence. Tout s’explique d’un seul coup, ou presque, et le long développement narratif à base de flash-backs qui va suivre sert principalement deux buts : remuer le couteau dans la plaie, et exploiter les folles potentialités nées de ce brusque changement de direction. L’évolution de Boulevard du crépuscule à Fedora peut se résumer ainsi : la démence qui, dans le premier, était cantonnée à l’esprit et à la demeure de la star déchue Norma Desmond, a envahi tout l’espace du second. Et conduit aux trois espèces d’altérations évoquées plus haut – des chairs, des acteurs, des récits.

Pour les récits, la manipulation prend la forme d’un renversement de point de vue (comme on le disait avant, quand c’était encore un procédé rare) ou d’un twist (comme on en parle aujourd’hui, maintenant que cela est devenu presque un genre à part entière). Mais il y a quelque chose de « malade » dans ce renversement. Avant la révélation, Fedora est étranglé par son mensonge, après il reste pétrifié par le souffle de l’explosion. Wilder reste sur le pas de la porte qu’il ouvre, n’osant pas se jeter dans le vide. Peut-être parce qu’il il est de la vieille école, celle du respect de l’intégrité du scénario. Il n’a heureusement pas les mêmes réticences à explorer les autres terres défrichées par Fedora. Le traitement du thème de la chirurgie esthétique confine à la science-fiction, tentation inattendue avec laquelle le film flirte volontiers et sans honte. Les scènes d’opérations comme les traumas de convalescences et d’identités ont des airs de prélude aux délires organiques de Cronenberg, dont les premiers coups de scalpel datent justement de cette fin des années 1970. La greffe de cette problématique des corps (et de ces corps problématiques) sur le sujet initial, le cinéma et son envers du décor, renouvelle la question qui est au cœur de Fedora. Dans sa deuxième partie le film vire à la réflexion visionnaire sur la place des acteurs, à mi-chemin entre l’humain et l’illusion. Leur réalité s’en trouve mise en péril, et Wilder étire cette déchirure jusqu’à en faire un gouffre vertigineux où s’abîment les rêves et les êtres. Il le fait avec une sobriété de ton remarquable, qui laisse à d’autres – Ari Folman et son Congrès, pour citer un exemple actuel que Fedora envoie dans les cordes – les facilités de l’abattement larmoyant ou du rire grinçant. Wilder aime profondément le cinéma et ses mystifications, tout en gardant assez de distance pour être en mesure de voir, et de montrer, ce que cet art a également de sinistre et de douloureux.

FEDORA (Etats-Unis, 1978), un film de Billy Wilder. Avec Marthe Keller, William Holden, Hildegard Knef, Jose Ferrer. Durée : 114 minutes. Ressorti en France le 21 août 2013.