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Trois ans après avoir reçu le Prix du jury à Cannes pour Un homme qui crie, Mahamat-Saleh Haroun revient avec Grigris. Une fable singulière dans laquelle le corps des personnages s’exprime à leur insu.
Aucun doute : ce qui a décidé Mahamat-Saleh Haroun à raconter cette histoire, c’est une découverte, celle de Grigris (Souleymane Démé), jeune homme tirant le meilleur d’une jambe paralysée pour mettre le feu aux pistes de danse des boîtes de nuit. La première scène du film, dans laquelle Grigris démontre ses talents devant un public conquis, prend des allures de reconstitution de cette rencontre. Haroun invente ensuite une fiction pour Grigris, celle d’un personnage pris dans un engrenage après avoir accepté de participer à un trafic d’essence.
La scène, apparemment anodine, durant laquelle Grigris accepte ce job illégal se révèle essentielle pour deux raisons. La première est tangible et objective : d’un point de vue dramaturgie, c’est ici que se noue l’histoire. La seconde se lit symboliquement : le déplacement dans l’espace de Moussa (Cyril Gueï), celui qui embarque Grigris dans ses combines bidons, fait sens. Les deux hommes discutent, Grigris cherche à convaincre Moussa que son handicap n’est pas un frein pour leur collaboration. Le chef refuse de l’engager et sort du cadre par la gauche. Grigris reprend sa route puis, en une fraction de seconde, Moussa réintègre le champ par la droite : il lui annonce qu’il revient sur sa décision, qu’il l’enrôle dans sa bande. Cette faculté à changer de chemin, à être là où il ne devrait pas, à surgir avec fourberie, à empêcher ses employés de lui échapper, en dit déjà long sur le personnage.
De ce point de vue, Moussa n’est pas un cas isolé. Mahamat-Saleh Haroun a pensé son film ainsi : pour chacun des personnages, le corps trahit toujours les intentions. Grigris, figure centrale, moralement ambiguë, n’a pas besoin de s’exprimer ou même d’agir pour que le spectateur perçoive la dualité qui le caractérise. Son handicap parle pour lui : un glissement s’opère entre le fait de marcher droit et celui d’emprunter le droit chemin. Dans une société montrée comme vénéneuse pour son personnage – il se fait déposséder de son argent dès la seconde scène du film – Grigris a-t-il une chance de s’en sortir ? Son corps n’est-il qu’une figuration de l’incapacité des plus démunis à avancer sans heurts ? Piégé, rabaissé, Grigris se rebiffe. Il cherche à s’en sortir et pour ce faire, il quitte le droit chemin. Dans son élan, il se met en tête de sauver son oncle malade, mais aussi une prostituée dont il est tombé amoureux (Anaïs Monory). Elle aussi, cache son jeu mais se fait trahir par ses apparences. C’est la perruque qu’elle porte qui en vient à l’exposer : sous sa coupe afro factice (rien ne déborde), elle dissimule des tresses entremêlées (sa vraie nature, plus tortueuse).
Avant même de parler, et surtout d’interagir, les personnages de Grigris ont déjà commencé à s’exprimer, à leur insu. Seulement, de même que la pensée précède la réflexion, cette expression physique de leur sentiment n’est pas une fin en soi : Haroun leur donne toujours une chance de changer la donne, de reprendre le contrôle. La liberté retrouvée des personnages pourrait ainsi expliquer le dernier mouvement du film : plus dégagé, plus singulier, plus déroutant aussi.
GRIGRIS (Tchad, 2013), un film de Mahamat-Saleh Haroun, avec Souleymane Démé, Anaïs Monory, Cyril Gueï. Durée : 100 min. Sortie en France le 10 juillet 2013.