L’homme en moins

Retour aux enfers de People Mountain, People Sea de Cai Shangjun. Où l’homme est décor, où l’humanité est moins que rien. 

Quel est le bon visage ? Qui est le héros ? Dans la scène d’ouverture, deux hommes tentent de prendre cette place. Du moins, croit-on qu’elle leur sera attribuée. En réalité, Cai Shangjun ne veut ni d’un salaud ni d’une victime. Il lui faut quelqu’un qui soit les deux à la fois. Première fausse piste donc : l’homme qui, dans le premier plan, marche sur une route à flanc de montagne. Deuxième fausse piste : le motard que le marcheur poignarde sauvagement dans le dos. La victime (la voici) rampe. Le salaud (le voilà) revient à la charge et s’acharne. On jurerait qu’il va prélever un ou deux organes. L’acte est filmé à distance et d’un seul jet. La présence minérale des montagnes ajoute à la sécheresse du geste, à sa violence sourde. Tout ça pour quoi ? Pour un deux roues ! Signe des temps. People Mountain, People Sea est porté sur la valeur des choses (un cochon aide à régler une dette, l’argent à mener une enquête) et sur leur usage (tout peut tuer, un couteau, une bouteille de bière, un jet, une pelle). Avant d’enfourcher la moto, le meurtrier traîne sa victime dans la poussière. Le corps ne fait plus qu’un avec la roche des montagnes du Sichuan. Pour un temps. Le titre, difficilement traduisible, le dit bien : pas de séparation entre « people » et « mountain », entre « people » et « sea », entre les personnages et le décor. L’homme est le décor. Le meurtre du motard est un crime fondateur. Du récit, d’une quête de vengeance quasi-mythologique, d’un monde sans l’homme ou qui envisagerait l’humanité comme moins que rien.

Parmi la foule de motards qu’il rencontre, le tueur aurait pu choisir n’importe lequel. Rien ne les distingue. Leur moto se ressemblent toutes. En miroir, les mineurs clandestins de la dernière partie du film – la plus tétanisante –  représentent une foule anonyme, comparable aux « poilus » qui s’écroulent dans le no man’s land des Sentiers de la gloire de Kubrick. Le monde de People Mountain, People Sea est merdique. De même qu’un cadavre peut passer pour de la roche, il est possible de ne plus faire de différence entre une personne et un mur. On tape dessus, ça s’écroule. L’ouvrier qui casse du charbon avec son pic ne s’y prendrait pas autrement pour fendre le crâne d’un autre ouvrier. La pratique est courante dans le microcosme enténébré et totalitaire de la mine. L’humain est dévalué, dans les hauteurs comme dans les profondeurs. Quand on découvre Lao Tie, le héros de People Mountain…, le vrai, il est en pleine besogne, suspendu à un câble. Dans ses mains, un pieu et un burin. Ironiquement, on lui fait reproduire le geste qui a ôté la vie à son frère.

Les fausses pistes narratives de la séquence d’ouverture sont de vraies pistes d’enquête policière. Lao Tie a à charge de venger son frère. Cai Shangjun s’est inspiré d’un fait divers. Il a tourné sur les lieux authentiques du drame. Son regard sur la Chine, sinistre, documentaire, ouvert « aux aléas du réel », vivra plus longtemps et mieux comme voyage « au cœur des ténèbres », entre haut et bas (n’oublions pas les bas-fonds kurosawaiens de Chongqinq), ville et campagne, verticalité et horizontalité, poussière blanche et poussière noire. « Chacun son destin » déclare l’ami magicien de Lao Tie. Le charlatan sait qu’il n’est d’aucun secours. Son influence ne dépassera jamais pas le périmètre de leur petite bourgade. Il faut entrer dans d’autres cercles, affronter d’autres enfers. La Chine, l’autre pays des droits de l’Homme, de Sisyphe et d’Apocalypse Now.