Ernst Lubitsch, la tempête avant le calme

Le 10e Festival de Brive consacrait une rétrospective au maître de la comédie sophistiquée. Où l’on constate que la « touch » est une retouche, que le roi a commencé comme bouffon, que les moyens métrages allemands sont l’arrière-boutique des comédies hollywoodiennes. Lubitsch, l’apprenti devenu patron. 

Touch, retouche

JE NE VOUDRAIS PAS ÊTRE UN HOMME d'Ernst LubitschTruffaut parlait du cinéma de Lubitsch comme d’un « gruyère » dans lequel « chaque trou est génial ». Continuons de filer la métaphore : avant le gruyère, il y eut la pièce montée, la tarte à la crème. La rétrospective Lubitsch à Brive fut une surprise. On pensait y trouver les origines de la fameuse « touch » – en trois mots : élégance, ellipse, suggestion. Jusqu’à ce qu’on découvre les films muets allemands du maître et qu’on ait la confirmation, en parcourant un numéro spécial des Cahiers, que Lubitsch n’a pas toujours voulu faire dans la subtilité : « Goodbye slapstick, hello nonchalance » aurait-il déclaré une fois arrivé à Hollywood. La « Lubitsch’s touch » devait être exclusivement américaine. Elle est d’abord une retouche.

BOUDU SAUVÉ DES EAUX de Jean RenoirRassasié, probablement écoeuré, Lubitsch n’avait plus envie d’être un farceur, un Chaplin mondain et exubérant. Interprété par Lubitsch lui-même, le malicieux Pinkus (Le Palais de la chaussure Pinkus) aurait pu être son Charlot à lui, son Mr Hyde. Si l’apprenti n’était pas devenu patron, il y aurait eu matière à plusieurs rencontres. Car on préfère le héros burlesque qui perd, qui est en porte-à-faux. C’est l’ancêtre du geek. Dans les films de jeunesse de Lubitsch, il y a en germe ce qu’André Bazin saluera dans Boudu sauvé des eaux : « Le charme de Boudu, c’est la glorification de la vulgarité. C’est la mise en forme civilisée et nonchalante de la plus franche lubricité. » Après avoir possédé la maîtresse de maison et épousé la domestique, Boudu retourne à sa condition de clochard, un chapeau melon sur la tête. Renoir admirait l’œuvre de Chaplin, comme (celle de) Lubitsch. Charlot crève de faim. Les bourgeois des comédies de mœurs du jeune berlinois satisfont toutes sortes d’appétit. Ce sont des jouisseurs, en quête de plaisir immédiat. Ils prennent femme, font la noce.

Noce, noces

LES FILLES DE KOHLHIESEL d'Ernst Lubitsch Le mariage est le grand sujet des premiers Lubitsch. Dans Les filles de Kohlhiesel, Xaver (Emil Jannings, avant Le Dernier des hommes et L’ange bleu) veut épouser la douce Gretel mais le père veut d’abord marier la fille aînée, la rustre Liesel (les deux sœurs sont interprétées par la même actrice). Pour arriver à ses fins, Xaver se met en ménage avec la mégère et pense pouvoir en finir avec elle aussitôt le mariage prononcé. Ses faux accès de colère ne créent pas l’effet attendu. Liesel se soumet à l’autorité de Xaver qui a mis la maison sens dessus dessous (on est encore dans le chaos burlesque). Xaver commence à tomber amoureux de Liesel qui s’adoucit et devient aussi séduisante que sa sœur.

Autre simulacre de mariage et comédie dans la comédie dans le génial La Poupée. Le baron de Chanterelle désire voir son neveuLA POUPÉE d'Ernst Lubitsch Lancelot se marier au plus vite. C’est à lui seul qu’il pourra léguer sa fortune. Dans une scène de foule inquiétante, qui doit autant à l’expressionnisme allemand – une des rares influences du courant chez Lubitsch – qu’à Buster Keaton, Lancelot fuit ses prétendantes et trouve refuge chez des moines amateurs de bonne chère, qui ne la partagent qu’entre eux. Quand Lancelot s’invite à leur table, il n’a droit qu’à de l’eau et du pain sec. Lorsqu’il leur apprend qu’une dot importante l’attend s’il suit la volonté de son oncle, ses bienfaiteurs lui donnent l’idée de se marier avec une poupée et de leur reverser la somme en échange de leur hospitalité. Lancelot se rend chez l’artisan Hilarius qui fabrique ses poupées sur le modèle de sa fille Ossi. L’apprenti casse l’ouvrage terminé. Ossi propose au jeune homme de se faire passer pour la poupée, le temps qu’il recolle les morceaux. Lancelot repart avec une femme en chair et en os, obligée d’alterner entre l’animé et l’inanimé comme les jouets de Toy Story. Elle se fige, tout en feignant, quand la situation l’exige, l’intelligence artificielle (pour manger, se déshabiller). Lors du faux mariage, Lancelot s’absente brièvement. Ossi n’a plus à jouer la poupée avec les invités. Le simulacre est réussi au-delà de toutes espérances. Anticipant sur Victor Victoria ou Tomboy, la comédie de travestissement Je ne voudrais pas être un homme repose sur le même principe. On pourrait même parler d’une œuvre queer. Déguisée en jeune homme, l’héroïne (également prénommée Ossi) fait la connaissance d’un noceur qui la/le couvre de baisers.

Confection, patron  

LE PALAIS DE LA CHAUSSURE PINKUS d'Ernst LubitschIl y a plus que de la curiosité dans le regard des moines quand Lancelot entrepose Ossi dans leur salle à manger (ils ne savent pas encore qu’il s’agit d’une supercherie dans la supercherie). La lubricité du premier cinéma de Lubitsch est plus évidente dans Le Palais de la chaussure Pinkus. Un gros plan montre le débutant Pinkus se lécher les doigts alors qu’il enfile une chaussure à une femme du monde. Plus tard, il manœuvre contre son patron et devient patron à son tour, grâce à l’argent prêté par une cliente. Ce sont là quelques points communs avec La poupée : l’apprenti incorrigible, le patron qui flanque des gifles. En plus de l’apparition de Lubitsch à l’écran.

En complément de la rétrospective était présenté Ernst Lubitsch, le patron, un documentaire des critiques N.T Binh et Jean-Jacques Bernard. Ici, il faut entendre le mot « patron » dans ses différentes acceptions. Lubitsch est le boss de la comédie sophistiquée. Cette élégance est indissociable de ses origines familiales. Le père de Lubitsch exerça comme tailleur dans le quartier berlinois de la Konfektion. Pinkus dirige une boutique de luxe. C’est en artisan, créateur, maître d’œuvre pourrait-on dire, que Lubitsch apparaît au début de La poupée. On le voit planter le décor, littéralement. S’agit-il encore une fois de dire qui est le patron ? Rétrospectivement, Le Palais de la chaussure Pinkus apparaît comme l’arrière-boutique du cinéma américain de Lubitsch, comme l’antichambre de son palais de la comédie. Pinkus est un coquin mais il fait dans le raffiné.

Le 10e Festival du Cinéma de Brive s’est déroulé du 2 au 7 avril 2013