Envoyé spécial… à BRIVE 2021 : trop ou trop peu ?

Ce qui a frappé cette année au festival de moyens-métrages de Brive, c’est l’alternance quasi-métronomique de films assez ténus, déambulations souvent estivales et de gens souvent jeunes visant le délicat, et de tentatives d’aller vers du cinéma de genre bariolé, ou du moins décalé. Avec plus ou moins de justesse pour les premiers, et plus ou moins de talent ou de sens de la mise en scène pour les seconds, la question demeure : n’est-il pas possible de dépasser cette dichotomie ? Un petit nombre de propositions doivent être saluées pour avoir su ouvrir les perspectives, pour ne pas en être restées à ce trop ou trop peu qu’elles tentent au contraire de combiner d’intéressantes manières.

Trop, Um fio de baba escarlate de Carlos Conceição, ce pseudo-giallo qui déroule l’histoire d’un serial killer devenu star des réseaux sociaux avant de finir sur la croix. Trop (de stylisation dandy, de baroque) ou finalement trop peu (de vraie inventivité tant narrative que formelle, au-delà du caractère censément délirant du récit) ? On pense à Yann Gonzalez, le réalisateur des Rencontres d’après minuit et d’Un couteau dans le cœur, et on se dit que même s’il s’agit d’un cinéma qu’on peut goûter plus ou moins à titre personnel, il y a chez celui-ci une sorte d’envoûtement qui manque cruellement ici. Que le soin apporté à la photographie, aux accessoires et à la moustache d’un bel acteur ne contrebalancera jamais l’absence de grâce d’une mise en scène en réalité assez plate.

Trop peu, The Plastic House d’Allison Chhorn, cet hommage d’une femme australo-cambodgienne à ses parents : la cinéaste se filme en train de travailler dans la serre familiale (ces moments insolites sont tout de même assez beaux), ou d’écouter de la musique en lisant Faulkner, c’est plutôt délicat sans être enthousiasmant. Ténu aussi I want to return return return d’Elsa Rosengren, avec sa jeune Grecque se promenant à Berlin en attendant une amie. Ce qui séduit dans un premier temps, c’est la manière dont la cinéaste suédoise filme des conversations que son personnage attrape en passant, comme cela arrive parfois lorsque, se décentrant de soi, s’oubliant presque, on reçoit ainsi l’extérieur. Le cinéma n’y pense pas assez (de mémoire un long passage d’Oslo, 31 août de Joachim Trier) et c’est une belle idée. Le film séduit donc un temps (une discussion touchante entre un homme et une femme d’âge mur sur leurs choix de vie récents), puis il s’affadit, révélant l’étroitesse d’un horizon très Auberge espagnole, jeunes européens alanguis dans une grande ville cosmopolite, dont on aimerait une vision un peu plus affûtée.

Ce qui séduit dans un premier temps, c’est la manière dont I want to return return return montre des conversations que son personnage attrape en passant, comme cela arrive parfois lorsque, se décentrant de soi, s’oubliant presque, on reçoit ainsi l’extérieur

Catavento de João Rosas est dans cette veine : portrait d’un jeune portugais à quelques mois de son entrée à l’université, qui ne sait pas quelle spécialité choisir et gravite entre plusieurs jeunes filles, deux qui le couvent et l’assistent, une dont il tombe amoureux… Dans le genre c’est plutôt réussi (sensible), mais j’ai décidément le sentiment (d’autres courts-métrages récents m’ont laissé cette impression) que les films d’amour de jeunes gens manquent parfois d’une vision un peu dure, âpre, de la sexualité notamment.

Trop, Das Massaker von Anröchte d’Hannah Dörr. Le point de départ n’est pas sans intérêt, sur le papier : une série de décapitations à la manière des Huns dans une ville allemande, deux commissaires dépêchés pour enquêter… On voit ce que le film vise : du décalé voire du délirant (les enfants en combinaison de souris jouant à des jeux vidéo rivalisent avec le serial killer crucifié pour la palme du n’importe quoi), mais sans renoncer à une forme de sérieux (teintes grises, plans fixes, propos sentencieux sur la nature du mal) qui évoquera forcément P’tit Quinquin. Là encore, la comparaison est cruelle : tout en ayant des réserves sur la série de Bruno Dumont, il est difficile de ne pas reconnaître la différence en matière d’humour noir ou absurde. Que des intentions appuyées et bêtes ici, le résultat est embarrassant.

Palma d’Alexe Poukine frappe par sa manière de montrer une relation mère/petite fille d’aujourd’hui, avec une forme de brusquerie chez la première, et comment les deux s’expriment, interagissent

Trop peu, tout en en faisant ponctuellement trop, Clementina, Capitulos 1 y 2 de Constanza Feldman et Agustin Mendilaharzu : une œuvre de confinement, le portrait d’un couple de profs en Argentine qui jongle entre courses prudentes, désinfections répétées et cours à distance, le film convainc finalement plus lorsqu’il se contente a minima de rendre compte des spécificités quotidiennes de l’année écoulée (comment on s’isole dans sa chambre pour travailler, comment on réoccupe l’espace à deux dans un mélange de solidarité et d’agacement) que lorsqu’il tente l’humour (un burlesque froid peu inspiré), la fantaisie quasi-fantastique dans des moments dispensables, ou encore que lorsqu’il introduit finalement un troisième personnage. Moins anecdotique, Palma d’Alexe Poukine frappe par sa manière de montrer une relation mère/petite fille d’aujourd’hui, avec une forme de brusquerie chez la première, et comment les deux s’expriment, interagissent. C’est à la fois juste et par endroits surprenant, on ne voit pas cela si souvent. Le récit qui prend forme quand la mère n’est pas loin de perdre pied (sa carte bancaire refusée, avec les humiliations qui s’ensuivent) n’est pas dépourvu de force, même si l’on ne peut se défaire du sentiment qu’il lui manque un petit quelque-chose pour passer à l’échelon supérieur.

Trop, Aninsri Daeng de Ratchapoom Boonbunchachoke, ce « film d’espionnage queer réalisé dans la tradition des films thaïlandais doublés de l’époque de la guerre froide » ? Là encore, la volonté de stylisation ou de décalage est patente, pourtant quelque-chose d’un peu différent, « d’étouffé », se produit : le gris qui vient contrebalancer la parodie, une dimension sentimentale qui sans bouleverser émeut curieusement par intermittence, des considérations sur les voix des protagonistes qui paraissent d’abord légèrement vaseuses avant de trouver un sens, et une fin contemporaine qui n’est pas sans audace, permettant de dépasser le vintage. Bref, « intéressant ».

Pyrale de Roxanne Gaucherand propose une première solution pour sortir de l’alternative entre trop et trop peu : d’un côté, un coming-of-age classique, le récit d’un amour qui se précise entre deux jeunes filles, de l’autre la chronique d’une invasion de papillons dans le sud de la France. De l’apocalyptique léger exprimant la peur des changements à venir, en particulier climatiques ? Sans s’interdire totalement cette dimension, la cinéaste fait le choix plus sobre d’une description quasi-documentaire des lieux avec ses habitants en proie aux insectes. Le résultat est-il autre chose, est-il plus que la superposition de ces deux films, le premier à la fois émouvant et légèrement fragile, le second élégant dans sa manière de se tenir en-deçà de l’apocalypse, mais peut-être prisonnier par moments de sa propre cinégénie ? En un sens non (le film est cela, cette superposition), mais tout de même oui, presque par définition. Même si on pourra toujours rêver à d’autres formes peut-être plus étroites d’articulations.

Dans Le Roi David Lila Pinell a souhaité s’écarter le moins possible de la personnalité et du parcours atypiques de son actrice/personnage, ce qui est toujours un bon alliage

Là où Roxane Gaucherand superpose, Lila Pinell orchestre, avec beaucoup d’habileté, le passage d’un film à un autre. Son Roi David se présente d’abord comme un énième portrait d’adolescente de cité, en tout cas d’un milieu populaire, dont la verve en couleur rend immanquablement hilares les spectateurs d’une autre origine sociale. Honnêtement, j’avais un peu peur. Puis le film se révèle autre chose et son héroïne moins la représentante de sa classe qu’une déclassée, issue d’une famille bourgeoise passée par plusieurs états, ayant frayé et frayant toujours avec des mondes divers. Ce moyen-métrage qu’on croyait trop peu s’ouvre et se charge de beaucoup de choses, d’un grand mal-être aussi, c’est sans doute très construit (intelligemment), mais l’on devine aussi, ou l’on apprend par une connaissance du festival, que la cinéaste a souhaité s’écarter le moins possible de la personnalité et du parcours atypiques de son actrice/personnage, ce qui est toujours un bon alliage.

Loin du Léman de Robert Cantarella a suscité des sentiments variés, parfois le rejet. Cela se conçoit (film étrange, « clivant »), j’ai aimé pour ma part, sans qu’il s’agisse d’une adhésion immédiate ni entière : une femme d’un âge avancé, au physique abîmé (Florence Giorgetti, comédienne décédée depuis, qui jouait notamment l’employeuse/amie d’Isabelle Huppert dans La Dentellière), rentre d’une excursion en forêt, visiblement fatiguée, voire perdue, et trouve chez elle son propre cadavre. De la part du film, la bizarrerie paraît à la fois stimulante et quelque peu gratuite avant de se révéler peut-être trop explicite lorsqu’on découvre que l’héroïne est condamnée par la maladie : le corps mort dans la chambre serait une manière de figurer cette vie où l’on n’habite déjà plus totalement le même monde que les autres, avec les autres, on l’on se situe dans une sorte d’après ? Sans nous interdire cette interprétation (autre, symétrique, soufflée par le scénariste Stéphane Bouquet lors du débat post-film : l’héroïne en forêt se serait livrée à quelque sorcellerie, la matérialité du cadavre lui permettrait de continuer sa vie ou du moins de gagner un sursis, beau miyazakisme hors-champ), le film ne s’y réduit pas, proposant un parcours étrange (je me répète), ou méandreux, tout en glissements, certains insolites (ce rassemblement d’habitantes de l’immeuble d’âges divers), d’autres qui passionnent moins (ce fils intéressé), jusqu’à un final empreint d’onirisme mais jamais asséné, toujours douteux. Film étrange (ter), décidément assez fascinant.

Enfin Delenda Carthago de Guillaume Orignac est une splendeur. Ça commence par des mannequins derrière les vitrines d’un Paris désert (confiné) parlant dans différentes langues : belle idée, belle trouvaille, qui seule aurait pu déboucher sur un objet altier, un peu trop peut-être. Et puis le film devient lui aussi autre chose : une déambulation rivettienne dans la capitale désormais rouverte (mais masquée), avec des rêves, des interprétations de rêves, un meurtre peut-être, au moins un complot. Et puis un film en préparation, un producteur odieux (génialement interprété par le cinéaste Nicolas Pariser), des discussions insolites/intellos ; un aspect littéraire, des airs de roman d’Amérique du Sud – Bolaño en particulier vient à l’esprit. Un peu de chronique plus simple en apparence (ce qu’il fallait pour éviter le « trop »?), même si toujours distordue. J’entends les doutes que cette trop rapide présentation pourrait susciter, pour ma part je trouve extrêmement important qu’un tel film cinéphile et potache (plusieurs amis du cinéaste devant la caméra) mais aussi inquiet, brillant à l’évidence, puisse exister.

Là où Silent Voice se révèle aussi extrêmement fort, c’est dans sa manière de nous montrer un individu qui certes ne peut que susciter l’empathie, du fait de sa situation, mais n’offre pas non plus beaucoup de prises

Pour finir, impossible de ne pas évoquer Silent Voice de Reka Valerik, documentaire terrible sur un homosexuel tchétchène pourchassé dans son pays, qui a réussi à s’enfuir et qui vit depuis terré en Belgique, balloté d’hôtel en hôtel avec l’aide d’une ONG. Qu’est-ce que cette vie désormais sans attache (Khavaj, c’est son nom, reçoit des messages téléphoniques mi-compatissants mi-accablants de sa mère, sans pouvoir la rappeler pour ne pas être repéré), les deux personnes qui étaient tout pour lui jusque-là s’étant détournées, ou pire (le frère qui l’admirait, avec qui il a traversé la guerre enfant, veut désormais l’assassiner), après des traumatismes difficilement imaginables, peut-être la torture, même si le film n’élucide pas tous ces points ? Là où il se révèle aussi extrêmement fort, c’est dans sa manière de nous montrer un individu qui certes ne peut que susciter l’empathie, du fait de sa situation, mais n’offre pas non plus beaucoup de prises : renfermé, visiblement fortement dépressif, sans centres d’intérêt à l’exception notable du MMA (ces « arts martiaux mixtes » jouissant en Tchétchénie d’une aura considérable depuis que Kadyrov, grand fan, a décrété qu’il s’agissait du sport national). Ce n’est pas le moindre mérite du cinéaste que de prendre acte du fait que ce Khavaj est pour nous (spectateurs occidentaux, pour le dire vite) un réfugié qui mérite évidemment tout notre soutien, mais aussi une altérité pas entièrement confortable.

Le film (terrible, je le répète, sans dégouliner) se réduit-il à son sujet ? En l’occurrence la réponse est un grand non : il est frappant de constater combien le résultat impressionne, mais combien aussi son caractère impressionnant n’a rien de gratuit. Le fait que tout ne se déroule quasiment que de nuit est un parti-pris qui ne fait qu’épouser la particularité forcée du mode de vie de Khavaj, sous la menace permanente d’être reconnu par un membre de la diaspora de son pays. Que le jeune homme soit toujours filmé de dos, ou de loin, ou le visage partiellement dissimulé, constitue aussi une nécessité pragmatique que le cinéaste ne s’interdit pas, avec élégance et sans appuyer, de transformer en un choix esthétique. On souhaite à ce film important d’être distribué chez nous.

Le 18ème Festival du cinéma de Brive s’est déroulé du 28 juin au 3 juillet 2021.