SIDE BY SIDE de Christopher Kenneally

La révolution numérique sous l’oeil de Keanu Reeves et des plus grands artisans du cinéma américain contemporain. Une investigation brillante, qui pourrait bien faire autorité. 

Keanu Reeves, à l’origine de la plus imposante investigation sur le passage de l’argentique au numérique : faut-il vraiment s’en étonner ? Producteur de Side by side, l’acteur intervient aussi comme narrateur, intervieweur et confrère à l’évidence passionné par le sujet. C’est trop d’implication de sa part pour qu’on y voit un simple argument commercial. Sa présence est lourde de sens pour qui se remet en mémoire sa filmographie. Dans les années 90-2000, Reeves a été l’homme de deux mondes « côte à côte » : le mécanique et l’organique dans Johnny Mnemonic, le virtuel et le réel dans Matrix, la prise de vue réelle et sa déformation en animation rotoscopique dans A Scanner Darkly. Ce n’est pas un hasard si Richard Linklater et les Wachowski sont de la partie. Il aurait été dommage que Reeves, par modestie ou pour ne pas être taxé de nombrilisme, mette de côté sa propre contribution à la révolution de ces dix-vingt dernières années. Side by side en retrace la généalogie avec une extrême précision. 

Side by side séduit d’abord par son casting. On y trouve les réfractaires comme Christopher Nolan et son chef opérateur Wally Pfister, les progressistes comme David Lynch et Steven Soderbergh, les modérés comme Martin Scorsese, archiviste et historien du cinéma à ses heures, qui aurait très bien pu être à l’initiative d’un tel projet. Hors Hollywood, l’enquête fait la part belle au Dogme, soit la première enfance (ingrate ?) du cinéma digital dont l’impact se ressentira chez un Danny Boyle – voir le Londres de 28 jours plus tard et l’errance de Cillian Murphy en dernier des hommes, rendus avec une dizaine de caméras DV postées à des endroits stratégiques. Majoritairement hollywoodien – on ne saurait lui en vouloir, le documentaire de Christopher Kenneally ne pouvait pas non plus se passer du gourou George Lucas et des grands prêtres James Cameron, David Fincher et Michael Mann. Collateral parle à la place de ce dernier. Le taxi qui trimballe Tom Cruise stoppe au milieu d’une route déserte pour laisser passer un coyote. Les yeux de l’animal brillent comme deux phares dans la nuit. Remis en contexte, l’extrait est une superbe image de ce que Mann a apporté en se convertissant à la HD. Avec Collateral, le cinéma est devenu nyctalope.

Il faut enfin souligner combien Side by side prend soin de n’oublier personne, aucune étape dans le processus de fabrication, aucun maillon de la chaîne. Cela va des fabricants de caméras aux chefs opérateurs, de l’acteur au projectionniste, du monteur à l’étalonneur-coloriste qui, un jour, c’est à craindre, prendra la place du « DP » ou directeur de la photographie. A l’autre bout de cette chaîne, le spectateur et la diversité des modes de consommation :  salle de cinéma, téléphone portable, écran d’ordinateur. A la réflexion, le travail brillant de Keanu Reeves et du réalisateur Christopher Kenneally devrait questionner la critique et tous ceux qui écrivent sur le cinéma. La révolution en marche est aussi sémantique. Les mots qu’on utilise sont ceux de l’ancienne ère. C’est déjà un contre-sens de parler de « film », de « long métrage » à propos d’objets qui ne doivent plus rien à l’argentique. Sauf quand se pose le problème de la conservation. Car tel est l’horizon de la pellicule : le stockage, la mémoire, l’embaumement. La grande angoisse de l’âge numérique, c’est que, pour la première fois, les films pourraient ne plus survivre à ceux qui les font. Side by side le rappelle sans prendre parti pour un support contre l’autre. En attendant que le cinéma s’humanise de ce côté-là. 

SIDE BY SIDE (Etats-Unis, 2012), un film de Christopher Kenneally, avec Keanu Reeves, Martin Scorsese, James Cameron, David Fincher, Christopher Nolan, Danny Boyle, Lana et Andy Wachowski, Richard Linklater, John Malkovich, Greta Gerwig, Robert Rodriguez, George Lucas, Lars Von Trier, Walter Murch, Steven Soderbergh, David Lynch, Lena Dunham, Walter Murch…Sortie en France indéterminée.