Arrêtés, jugés puis incarcérés sur un malentendu au sujet d’une sombre histoire d’anthropophagie, Mapipe et Moncouteau, nos frères Dalton, nos Butch Cassidy et Sundance Kid de la critique doivent leur libération prématurée à une peine d’intérêt général : faire œuvre de journalisme, une fois dans leur vie, en s’entretenant avec Keanu Reeves, maître d’œuvre de Side by Side, un remarquable documentaire consacré à l’avènement du numérique dans le cinéma. Récit d’une rencontre avec la star. Ou avec quelqu’un qui lui ressemble.

– Keanu : Est-ce vrai que vous riez tout le temps ?

– Mapipe (il rit) : Laissez-nous le soin de poser les questions, cher ami.

– Moncouteau (à Keanu) : Pourquoi ?

– Keanu : Pourquoi quoi ?

– Moncouteau : Pourquoi qui ?

– Keanu : Pourquoi moi ? En intervieweur dans un documentaire sur le numérique au cinéma ?

– Moncouteau : Pourquoi, oui ?

– Keanu : Vous m’avez vu dans Matrix 1, 2 et 3, dans Johnny Mnemonic, dans A Scanner Darkly ? J’ai toujours été entre analogique et numérique. Je suis celui qui a vu les coulisses virtuelles du monde tangible, qui transporte des données informatiques dans son cerveau, qui se fait rotoscoper pour mieux signifier qu’il est double. Je suis le passeur. Je suis Keanu Reeves.

– Moncouteau : C’est énorme.

– Mapipe (il rit) : Sachons raison garder, voulez-vous ? Votre documentaire présente le casting de cinéastes et techniciens le plus impressionnant jamais constitué : Scorsese, Nolan, Cameron, Lucas, Lynch, les Wachowski, Andy et Larry…

– Keanu : Lana.

– Mapipe : Qu’est-ce qui les intéressait dans votre démarche ?

– Keanu : Moi.

– Moncouteau : Sans blague ?

– Keanu : Sachez que je ne plaisante jamais. Je ne suis pas doué pour ça. Regardez le score de mes comédies au box-office.

– Moncouteau : Quelles comédies ?

– Keanu : Vous voyez ? Vous ne saviez même pas que j’en avais tournées. Je jouais le ballon dans 3 zéros. Personne ne l’a remarqué. J’ai pourtant fait des roulades pendant six mois pour me préparer à ce rôle. Je vivais au sein d’une meute de dalmatiens – à l’époque, les ballons étaient noirs et blancs. Je suis le père d’une portée de petits Keanu poilus d’ailleurs.

– Moncouteau : C’est fascinant.

– Keanu : Tous ces cinéastes avaient une bonne raison de me rencontrer. Lana voulait me montrer ses cheveux roses, Lynch voulait prononcer mon prénom, qu’il adore – vous avez remarqué sa manie de le dire, à chacune de ses réponses ? – Cameron voulait me demander le nouveau 06 de Kathryn Bigelow avec qui il est en froid, Marty Scorsese tenait à me raconter une superbe blague au sujet d’un avocat.

– Mapipe (il rit) : Ah oui, je la connais celle-ci, mais avec un rabbin. Pas de réalisateurs d’Europe continentale, d’Amérique du Sud ou d’Asie, voire d’Afrique ?

– Keanu : Vous dormiez ? La pierre angulaire du documentaire, c’est Festen de Thomas Vinterberg. Je donne d’ailleurs beaucoup la parole à son chef opérateur, Anthony Dod Mantle, le premier directeur de la photo oscarisé pour du numérique avec Slumdog Millionaire.

– Moncouteau : Mais l’Amérique du Sud, l’Asie, l’Afrique ?

– Keanu : Ils ont des caméras là-bas ?

– Moncouteau : Ils ont des jungles en tous cas. Vous rendez-vous compte de l’importance de la jungle dans votre documentaire ?

– Keanu : Je me rends compte de tout. Je vais voir Steven Soderbergh et nous parlons de Che. La caméra numérique, c’était l’outil idéal pour crapatuer dans une jungle sud-américaine sans s’encombrer de chargeurs pesant une tonne. Je vais voir James Cameron et nous parlons d’Avatar. Le numérique pour lui, c’était le meilleur moyen de créer de toutes pièces la végétation luxuriante de Pandora. L’idée était trop belle. La jungle comme espace de mutation du cinéma, comme territoire traversé par deux parcours en parallèles, « side by side », l’un menant vers une accentuation du réalisme, l’autre vers la phantasmagorie pure.

– Moncouteau : C’est beau comme du Weerasethakul.

– Keanu : Du quoi ?

– Moncouteau : Le cinéma d’aujourd’hui et demain, fils de la jungle.

– Mapipe (il rit, sans doute sa liberté retrouvée explique-t-elle cette hilarité continue) : Tarzan avait tout compris.

– Moncouteau : Je suis étonné par la diversité des extraits de films choisis, par leur opportunisme et leur caractère récent.

– Keanu : J’ai des relations. Les studios ne disent pas non à Keanu. Si je veux montrer la scène de Collateral où Tom Cruise semble échanger un regard avec le coyote qui traverse la route, devant son taxi, je la montre. Des yeux qui brillent dans la nuit, qui la percent, c’est ça le regard de Michael Mann.

– Moncouteau : Et Lena Dunham, que fait-elle là ? Vous ne pouviez pas avoir vu sa série Girls au moment où vous l’avez rencontrée.

– Keanu : J’avais vu son premier long-métrage, Tiny Furniture. Je l’avais aimé, c’est pour cela qu’on le voit dans mon documentaire. Il a été tourné avec le Canon 7D. Sans ce matériel, le film n’aurait jamais vu le jour.

– Mapipe (il rit, c’est pas possible, il a dû avaler un cirque) : Gloire aux fabricants !

– Keanu : Je ne fais pas de publi-informations. Je fais seulement constater que trois ou quatre grandes entreprises se partagent actuellement le marché et entretiennent un feed back avec les créateurs.

– Moncouteau : C’est ce que vous dit David Fincher.

– Keanu : Dave – il n’aime pas que je l’appelle comme ça, ça lui rappelle trop Vanina – m’en parle au sujet de la RED. Il voulait tourner une scène à bord d’un aviron pour The Social Network. Le matériel était trop lourd pour l’embarcation. Il le fait remarquer au fabricant. Deux jours après, il trouve une nouvelle caméra sur son bureau, avec un boitier en fibre de carbone.

 

– Moncouteau : Ces fabricants ont tout intérêt à rester à l’écoute des techniciens qui sont leurs premiers promoteurs et clients.

– Keanu : Parce que les films sont devenus malgré eux des publicités pour le matériel qu’ils utilisent, maintenant que ce matériel est à la disposition du grand-public. Enfin, pour les plus abordables financièrement.

– Moncouteau : Le Canon 5D ?

– Keanu : On m’explique justement que ce type d’appareil répond d’abord à une demande des agences de presse. Ce n’est qu’après que de petits malins se rendent compte qu’on peut s’en servir pour tourner un film. Avec quelques milliers d’euros, tout le monde devient cinéaste.

– Mapipe (il rit, cela en devient presque gênant) : Cinéaste ? Réalisateur, au mieux, soyons sérieux. L’outil ne fait pas l’artisan.

– Keanu : J’aime cette phrase d’un interlocuteur qui déplore une disparition dans ce processus : celle de la fonction de producteur. On fait des films et on les montre. Plus d’intermédiaire à l’avenir, du cinéma en peer to peer.

– Moncouteau : C’est une bonne chose ?

– Keanu : Plus de producteur, plus de regard critique en amont, ou un regard moins critique.

– Moncouteau : C’est excitant, Keanu.

– Keanu : Ne m’appelez pas comme ça.

– Moncouteau : Pourquoi ?

– Keanu : Parce que je ne suis pas Keanu  Reeves.

– Mapipe (il rit, il va rouler sous la table) : J’en étais sûr.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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