ALAIN RESNAIS : « Si j’avais pensé ce film comme un testament, je ne l’aurais pas tourné »
Alain Resnais se défend d’avoir appréhendé son nouveau film au si beau titre, Vous n’avez encore rien vu, comme un adieu. En conférence de presse, le cinéaste reste fidèle à l’image que l’on peut avoir de lui : celle d’un génie humble qui, comme à son habitude, célèbre le travail d’équipe et parle moins de lui que de son monteur, de son directeur de la photo et de son coscénariste. Et rappelle que, non, Hiroshima mon amour n’a jamais concouru à Cannes.
Vous illustrez une fois de plus votre amour du théâtre en adaptant deux pièces de Jean Anouilh : l’une dite noire, Eurydice, et l’autre dite baroque, Cher Antoine ou l’amour raté. Peut-on dire de Vous n’avez encore rien vu que c’est un film noir et baroque ?
Ce n’était pas mon objectif, mais j’accepte tout à fait ces qualificatifs. Dans ce que je connais de l’art baroque, notamment en musique et en sculpture, il y a toujours un élément très inquiétant, comme ce poison présent dans l’amande de certains fruits. C’est un peu le cas dans mon film.
Promesse et insolence à la fois, le titre est déjà un enchantement. Comment vous est-il venu ?
Il s’est faufilé tout seul dans la salle de montage. On l’a d’abord employé en blaguant. Le film n’était pas encore construit, on n’en connaissait encore rien, et je demandais régulièrement au chef monteur Hervé de Luze : « vous n’avez encore rien vu aujourd’hui ? ». C’est devenu une sorte de proverbe, qui a fini par rester et par s’inscrire de lui-même sur les étiquettes utilisées par le laboratoire.
Il y a aussi cette interrogation : que savons-nous, en tant que Terriens, de ce qui se passe sur la Terre, de ce qui se passe en nous ? Nous ne sommes pas capables de voir l’ultra violet, encore moins l’infrarouge, et cependant nous nous permettons d’émettre des jugements. Pourtant, si on savait tout ce qui nous attend… Nous n’avons encore rien vu.
Comment s’est déroulée votre collaboration avec Éric Gautier, le directeur de la photographie ?
Je lui ai proposé de le créditer au générique en tant que coréalisateur, mais ce n’était pas possible techniquement. Quand je travaille avec lui, des phénomènes surnaturels se produisent : il m’arrive d’expliquer le plan que je désire tout en me rendant compte qu’il est irréalisable, que gérer le plan et autant de comédiens et d’accessoires est impossible… Dans ces cas-là, je confie mes doutes à Éric. Alors il me sourit, il fait le plan, et tout y est. C’est un véritable magicien dans la composition des cadres. En outre, nous avons un point commun important et pas si fréquent : nous ne sommes pas intéressés par les éclairages réalistes. Les sources de lumière peuvent partir du point choisi par nous deux, quel qu’il soit, l’essentiel étant de donner une impression de magie à l’image. Je voulais que les acteurs entrent petit à petit dans une espèce de transe, qu’ils aient ce côté somnambule que je ne devais réveiller ni par des projecteurs, ni par des indications de mise en scène inutiles.
Quel est votre regard sur le rapport entre théâtre et cinéma ?
Ce qui me préoccupe depuis des dizaines d’années, c’est cette idée reçue faisant état d’une opposition totale entre le théâtre et le cinéma, que le jeu doit être singulièrement différent, que le théâtre est un art noble et que le cinéma est un art secondaire… J’entends ça depuis l’âge de quatorze ans. Quand j’avais cet âge et que je voyais Louis Jouvet jouer La guerre de Troie n’aura pas lieu ou encore Ondine, je me demandais déjà pourquoi on ne pouvait pas obtenir les mêmes effets au cinéma. La principale différence que je vois entre les deux, c’est que le théâtre est plus proche du cirque : on peut être pris par l’anxiété de voir le trapéziste rater son acrobatie et chuter plusieurs mètres plus bas. Mais on peut faire basculer les choses entre l’un et l’autre. Ce qui est capital et qui peut rapprocher le théâtre et le cinéma, c’est qu’on a besoin d’acteurs. Dans l’un comme dans l’autre, il y a aussi cette impossibilité pour le spectateur de lever le doigt pour demander qu’on rejoue une scène mal saisie : il faut continuer encore et encore, écouter, essayer de comprendre… Je pense que cette gémellité doit être exploitée, et c’est ce que j’ai essayé de faire ici et depuis mon premier film.
Il y a quelques années, vous présentiez Hiroshima mon amour à Cannes, film dont l’héroïne, Emmanuelle Riva, est présente cette année pour Amour de Michael Haneke. La même année était également présenté Orfeu negro. Était-ce dans votre inconscient ?
Hiroshima mon amour n’a pas été présenté à Cannes…. La rencontre avec le film de Marcel Camus n’a donc pas pu se faire. Mais cette coïncidence m’aurait plu. J’aime les coïncidences. [NDA : même si le site officiel du Festival de Cannes référence Hiroshima mon amour dans ses archives de 1959, le film a effectivement été exclu de la Compétition pour ne pas froisser, par son sujet, la délégation américaine]
Après tant de films et d’investigations sur ce thème, quelle est votre définition de l’amour ?
Parfois on répond « quelle bonne question », ce qui signifie qu’il n’y aura pas de réponse (rires). A partir du moment où l’on naît, on sait rapidement que l’on est condamné par une maladie incurable, puisque la mort est au bout. On a écrit là-dessus des milliers de livres, on a fait des milliers d’émissions de radio, de pièces de théâtre, de films… Nous sommes condamnés à nous poser cette question indéfiniment, comme Sisyphe et son rocher. Mais je ne vais pas vous faire un cours comme si nous étions à la Sorbonne, même si j’aimerais être assez intelligent pour cela.
Considérez-vous ce film comme une façon de vous retourner sur votre immense carrière ?
Je n’ai pas la sensation d’avoir eu une carrière. J’ai fait des films, voilà tout, comme une sorte de bricoleur. J’essaie surtout de ne pas me répéter. Si j’avais pensé que ce film pouvait passer pour un testament, je crois que je n’aurais jamais eu ni l’audace ni l’énergie de le tourner.
Avant la projection, on savait que le film s’inspirait de deux pièces de Jean Anouilh ; en revanche, on ignorait qu’y figurerait également l’un des plus beaux textes du cinéma muet : l’intertitre du Nosferatu de Murnau [NDA : « Lorsqu’ils eurent franchi le pont, les fantômes vinrent à leur rencontre »]. Pourquoi l’avoir utilisé ?
Je cherche toujours à être clair et compréhensible. Il faut que le spectateur soit guidé, qu’il comprenne l’intrigue, qu’il suive le fil rouge de l’histoire. Les acteurs ont joué en tant qu’eux-mêmes, en se souvenant de leur passé. Je cherchais à créer un effet de transe dont je parlais déjà tout à l’heure : je voulais que soudain ils se remettent à jouer la pièce et qu’ils soient capturés par les spectres de leurs souvenirs. Cet intertitre culte, que l’on trouve uniquement dans la version française de Nosferatu et qui a été rendu célèbre par André Breton et les surréalistes, m’a paru éclairer l’action qui allait se dérouler face au spectateur. En effet, les treize invités du film deviennent la proie du fantôme de leurs souvenirs. J’ajoute à cela que le cinéma a commencé au temps du muet, avec le piano dans un coin de la salle ou le grand orchestre du cinéma Paramount, et je reste très marqué par ça. Quand je vois un film muet, je trouve tout à fait naturel qu’il y ait d’un bout à l’autre des intertitres, donc j’aime en utiliser quand ça me passe par la tête.
Comment le décor a-t-il été conçu ?
Quand un projet de film m’est proposé, des images me passent par la tête. Lors de ma première lecture d’Eurydice — je l’avais vu sur scène mais je ne l’avais jamais lu —, des images du panthéon romain me sont venues en tête. C’est la première piste que j’ai donnée au décorateur Jacques Saulnier, qui m’a d’abord dit que ça ne ressemblait pas à l’image qu’il se faisait d’un salon. Puis nous avons pensé que si Antoine d’Anthac [Denis Podalydès] s’était réfugié dans un petit village, il aurait peut-être trouvé une église détruite qu’il aurait retapée pour en faire sa dernière demeure. Le résultat final ressemble tout à fait à ce qui m’avait traversé la tête en lisant les premières répliques.
Je tiens à souligner que j’ai respecté intégralement les textes d’Anouilh. Ni Laurent Herbiet ni moi n’avons fait de réécriture. Nous avons simplement ajouté quelques dialogues pour installer l’intrigue, mais le texte d’Anouilh est chronologiquement respecté. Il convient de lui rendre sa part de mérite dans ce film.
Propos recueillis en conférence de presse par Christophe Beney
Retranscription et mise en forme par Thomas Messias