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Quand le cinéma tombe dans le même piège populiste que la politique, cela donne Detachment, un film irritant présenté en septembre dernier au Festival Américain de Deauville. Adrien Brody s’incarne en bienfaiteur moralisateur sur fond d’ « esthétique Sundance ».
Il serait banal de pleurer sur l’état du monde en disant que tout va mal. Il serait facile d’utiliser le cinéma à des fins populistes pour dire à quel point tout cela nous révolte. Et pourtant, Tony Kaye nous refait un coup de Precious avec Detachment. Celui qui nous avait mis la tête dans la cuvette avec American History X (1998) – qui ne déméritait pas, loin de là – revient à la fiction. Son crochet par le documentaire avec Lake of Fire (2006) traitant de l’avortement a visiblement décuplé sa fibre sociale. Mais à l’inverse de ce dernier, Detachment prodigue des leçons de morale sur fond d’esthétique « pubesque ». Il est dès lors tentant de déclasser le bonhomme du rang de bon cinéaste à celui de médiocre vidéaste. Son héros, Henry Barthes, est professeur d’anglais remplaçant. Le voilà dans un lycée difficile où le monde ne tourne vraiment pas rond. Les élèves en difficulté sociale n’écoutent rien, les profs ont depuis longtemps laissé tomber l’espoir d’un métier heureux et tout ce joyeux petit monde semble au bord du suicide. Un beau portrait en immersion dans les banlieues délicates, digne d’un reportage d’Envoyé Spécial diffusé une veille d’élection.
Afin de rendre tout cela encore plus pénible, Kaye fait de son héros un moralisateur crispant. Plus pervers qu’une Nadine Morano déconseillant aux jeunes de banlieue de « mettre leur casquette à l’envers et de parler le verlan », Barthes est de cette race infâme des miséricordieux. Le genre de gars qui accueille chez lui une jeune prostituée. Rassurez-vous, électeurs conservateurs, il ne va pas abuser d’elle. Il va plutôt la chérir comme sa propre fille, ne manquant pas de lui faire remarquer que son mode de vie n’est pas le bon. « Lave-toi les mains », se permet-il de lui balancer, à peine arrivée chez lui, tel Pascal le Grand Frère. Là où son comportement devient infecte, c’est qu’il feint de laisser la liberté de décision à autrui. Bien sûr qu’il se dit grand aumônier de la liberté de chacun. Mais, en sus, on décèle sa manière de façonner un monde à son image. Henry Barthes, porté par la tronche patibulaire, tête à claque, d’Adrien Brody, ne s’enorgueillit jamais d’être à l’écoute des autres. Pensez-vous, ce ne serait pas assez catholique comme dévotion. Non, il faut porter sa croix.
Et comme par hasard, la vie de Barthes n’est vraiment pas rose. Il vit avec le souvenir d’avoir trouvé le corps de sa mère inerte, son grand-père malade est mal pris en charge par l’hôpital dans lequel il attend sa dernière heure et son job de professeur est tout de même précaire. Mais Barthes est de cette Amérique qui se lève tôt, qui regarde d’un œil compatissant la misère du monde. Lorsque le plus rebelle des élèves lui tient tête, il lui assène seulement un « je comprends ta colère ». En deux coups de cuillères à pot, il retourne le cerveau de ce sale gosse, lui faisant prendre conscience qu’il n’est qu’une victime de la société. Un petit discours type « je suis l’enseignant qui va vous ouvrir les yeux sur le monde » et le voilà accepté par toute la classe. Un vrai héros sarkozyste. Paroxysme dans l’admiration crétine, toutes les femmes aiment follement cet homme au grand cœur : la jeune prostituée bien sûr, mais aussi la prof sexy à peu près claire dans sa tête (Christina Hendricks) et l’ado obèse que lui seul comprend.
Afin de donner un cachet plausible à cette farce, Tony Kaye se pare d’attributs de documentariste. Une caméra vidéo suit laborieusement les événements, agrémentés de flous artistiques qui semblent dire : « Nous sommes des amateurs, nous captons la vraie vie, ce que vous voyez est donc vrai ». Les panoramiques sont volontairement saccadés et rompent le rythme d’une musique tire-larme qui n’en finit plus de déployer son bon goût folk. Pour donner une fausse ampleur à son récit, Kaye fragmente cette trame de multiples intrigues secondaires. Ce sont des décrochages auprès de personnages connexes pour illustrer qu’ils ont, eux aussi, une vie minable. Et le film ressemble à un spot gigantesque pour une assurance vie. Brody arbore une barbe naissante pour philosopher face caméra et tout un tas de diaporamas d’images sépias renvoient aux souvenirs flous d’un paradis perdu. Cette débauche d’énergie – appelons-la « esthétique Sundance » – n’apporte rien au récit. Pire encore, elle témoigne du populisme volontaire de la démarche de Kaye. Il n’y a rien de pire qu’un cinéma prenant des raccourcis intellectuels et esthétiques pour diffuser sa bonne parole. Detachment témoigne de cette envie malheureuse qu’ont parfois les cinéastes engagés à s’agiter dans le vide pour se sentir utiles à la société.
DETACHMENT (États-Unis), un film de Tony Kaye, avec Adrien Brody, Marcia Gay Harden, James Caan. Durée : 97 min. Sortie en France le 1er février 2012.