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« Cela paraît une éternité maintenant » dit Bong Joon-ho à propos de Memories of murder, en ouverture du documentaire inédit consacré au film (Memories, retour sur les lieux du crime, réalisé par Jésus Castro-Ortega) qui constitue le principal supplément de la prestigieuse réédition Blu-Ray et DVD conçue par l’éditeur La Rabbia (si l’on ne tient pas compte du livre de près de 400 pages contenant la reproduction traduite en français du storyboard intégral et accompagnant le coffret). Bong a raison : que l’on raisonne en temps passé (Memories of murder a quinze ans cette année) ou en chemin parcouru (son auteur a depuis enchaîné les réalisations marquantes, The host, Mother, Snowpiercer, Okja), le film appartient désormais à un passé lointain. Et pourtant, ce qui frappe en premier à le revoir est à quel point ses images, ses personnages, son fatalisme se sont gravés de manière indélébile dans notre mémoire, annulant ce passage du temps et des films qui ont suivi : Memories of murder vit toujours au présent en nous, il ne devient pas un souvenir qui pâlit.
Memories of murder est devenu un classique instantané pour une raison simple et irrésistible : chaque scène, chaque plan du film marque l’éclosion d’un formidable talent de mise en scène. Bong cisèle une succession de scènes sidérantes, où sa réalisation se révèle impressionnante à la fois en soi (l’intelligence des cadres, la puissance des découpages, la virtuosité des plans-séquences, l’hyperréalisme de l’ambiance sonore) et dans sa capacité à exploiter le plein potentiel des lieux filmés, avec une appropriation des décors réels, de l’espace, de la météo même, que l’on ne retrouve que chez une infime minorité des cinéastes. La manière dont ces scènes s’enchaînent est elle aussi digne des plus grandes louanges, tant est remarquable la maîtrise du rythme dont elle est la démonstration. Bong sait ralentir comme il le faut, quand il le faut, pour donner encore plus d’impact aux accélérations brutales qu’il impulse, par des ellipses sèches ou un montage effréné rappelant Scorsese, à la tragédie et à la course-poursuite entre les policiers et le tueur en série qui leur échappe sans cesse. Quant à l’incroyable photographie (signée Kim Hyung-koo), elle mériterait un texte dédié au mélange d’admiration et d’angoisse qu’elle génère au moyen de sa palette de couleurs ternes, grises, décolorées tout comme le monde qu’elles décrivent a été dévitalisé.
La maîtrise à l’œuvre dans la conduite du film est en effet inversement proportionnelle à la débâcle vécue par les personnages, qui s’enlisent jusqu’à en devenir fous dans une enquête où rien ne va dans le bon sens. Le dessinateur Philippe Squarzoni a débuté l’an dernier une série de bandes dessinées, Homicide, une année dans les rues de Baltimore (adaptée des écrits de David Simon, l’auteur de la série The Wire), à laquelle on pense fortement en revoyant aujourd’hui Memories of murder car les deux œuvres mettent crûment en images cette condition de l’impuissance humaine face au mal. Les preuves s’effacent, les erreurs (souvent involontaires) s’accumulent, le désespoir gagne jusqu’à pousser les enquêteurs vers des pistes et des raisonnements invraisemblables. Et quand le sort tourne contre toute attente en leur faveur, une fausse piste ouvrant sur une vraie, cette dernière est rapidement gâchée par de nouveaux errements – une bagarre dans un restaurant aux causes risibles et aux conséquences désastreuses, un témoin-clé qui meurt, un inspecteur dont la jambe doit être amputée. Le chaos règne sur la Corée de Memories of murder. Il gagne à tous les coups, étend son empire à l’occasion de chaque crime et de chaque échec des policiers à rétablir une part d’ordre – l’un des enquêteurs, convaincu que les preuves matérielles sont la clé permettant de résoudre des meurtres, est finalement terrassé par un prélèvement ADN qui ne s’avère pas assez conclusif pour incriminer le principal suspect. La salle d’interrogatoire, créée en studio selon un plan extravagant (bunker sans couleurs au fond d’un escalier à pic, avec une hauteur sous plafond de neuf mètres ; un puits, un caveau plus qu’un lieu de travail), deviendra ainsi le tombeau cauchemardesque des policiers et non de leurs cibles.
Si pendant quasiment toute sa durée Memories of murder est un modèle de série B efficiente, faite d’un seul bloc d’actions et de réactions qui s’enchaînent, son ouverture et sa conclusion brisent ce moule et font basculer personnages et spectateurs dans une toute autre dimension. En s’approchant trop près du chaos à l’état pur, symbolisé dans ces deux séquences par l’obscurité totale régnant dans des galeries (quelle que soit leur échelle ; ce peut être une rigole d’irrigation comme un tunnel de voie ferrée) et astucieusement amplifiée par Bong (en créant un fort contraste entre cette noirceur et la lumière qui nimbe ces scènes), le film et les héros sont pris d’un vertige et d’une angoisse dont on craint qu’ils ne ressortent plus – et nous avec eux. Ces séquences ne sont plus juste haletantes mais soudain violemment dérangeantes, comme l’est le regard caméra qui clôt Memories of murder. Bong explique dans les suppléments de cette édition que ce regard ne nous est pas réellement destiné ; il ne l’est qu’à l’un d’entre nous, le tueur réel jamais attrapé par la police et que le héros du film cherche désespérément parmi le public. « Cela paraît une éternité maintenant » : peut-être parce que Memories of murder est un film tourné vers le passé, obnubilé par une période révolue (les meurtres ont eu lieu en 1986) mais jamais résolue.
MEMORIES OF MURDER (Salinui chueok, Corée du Sud, 2003), un film de Bong Joon-ho, avec Song Kang-ho, Kim Sang-kyung, Kim Roe-ha. Durée : 131 minutes. Sortie en France en Blu-Ray et DVD le 11 juillet 2018 (La Rabbia).