Envoyé spécial à… LA ROCHELLE 2023 : dans les yeux de Bette Davis

Pour sa 51e édition, le Festival La Rochelle Cinéma consacrait une très belle rétrospective à Bette Davis. Le temps d’un week-end, il s’agissait de ne voir qu’elle et de regarder à travers ses (grands) yeux. « Garce », « insoumise », « intruse » traversant six décennies : l’actrice hollywoodienne a été la proie du temps tout comme elle s’est jouée de lui. Elle aura fait de sa plastique un enjeu formel des plus passionnants. En sa présence, images et visages se transforment. Bette Davis, une femme qui plie le monde à sa volonté.


Étonnamment, l’affiche du 51e Festival de La Rochelle tire un trait sur les yeux de Bette Davis, son égérie par-delà la mort. On ne les voit pas, ils sont coupés. En haut de l’image, il n’y a que ses cils qui apparaissent. Leur longueur et leur densité laissent penser que ceux du haut se sont rabattus sur ceux du bas. Sont-ils alors fermés ces grands yeux globuleux que la star avait en horreur et qui ont contribué à son mythe ? Ils ont inspiré une célèbre chanson enregistrée dans les années 80 – la décennie s’achève justement avec le décès de l’icône hollywoodienne, à l’âge de 81 ans : tout le monde connaît Bette Davis Eyes, ses nappes de synthé et surtout la voix râpeuse de son interprète Kim Carnes. Tout le monde n’a pas vu TOUT ce qu’il y a derrière ces « yeux »-là. Il y a des films, beaucoup de films. Six décennies de cinéma. « Elle te fera marcher à la baguette / Tu n’auras pas le temps d’y réfléchir à deux fois », « elle te taquinera et te mettra mal à l’aise » disent les paroles de la chanson.

Bette Davis Eyes est fidèle à un récit qui s’est construit de film en film et avec lequel la rétrospective rochelaise permet de se (re)familiariser. Ce récit, c’est celui de la « garce », pour le dire trop vite. « When a man has an opinion, he’s a man. When a woman has an opinion, she’s a bitch » avait déclaré l’actrice. A une lettre près, elle porte le même nom que la diva funky Betty Davis (c’est d’ailleurs ainsi qu’il faut prononcer le prénom de l’actrice et non « Bète », même si c’est bête à dire). Elle aussi a élevé la « bitchitude » au rang des beaux-arts avec l’album Nasty Gal. Le Bette Davis movie est l’histoire d’une femme plus ou moins « nasty » qui plie le monde à sa volonté. On jurerait que c’est elle qui dicte les choix formels de ses films voire qu’elle remodèle les images en direct, par sa seule présence.

Trois couleurs

 

Dans L’Insoumise de William Wyler, un artisan majeur du Bette Davis movie, il est question de robe rouge et de « fièvre jaune ». Le titre original est plus précis sur le type de féminité incarnée par Davis : c’est Jezebel, la Jézabel de la Bible (chantée par Aznavour), l’adoratrice de la divinité païenne Baal, la femme de pouvoir qui manipula son mari Achab, détourna les prophètes du vrai culte et les persécuta. L’Insoumise se situe dans la Nouvelle-Orléans de 1852. Julie jouit des privilèges de l’aristocratie sudiste tout en s’insurgeant contre les principes rigides de son rang. Le jour où l’on donne une réception en l’honneur de son fiancé, le banquier Preston Dillard (très jeune Henry Fonda) et pour se venger de l’absence de celui-ci lors de l’essayage de sa robe, Julie arbore une tenue de bal écarlate, plutôt que le blanc, de rigueur pour les jeunes filles non mariées. Excédé par cette provocation, Preston rompt les fiançailles. Il partira vers le Nord.

Cette rupture annonce un déchirement et un chaos plus grands encore. Il fait la saveur du dernier acte, le plus intéressant. Il se déroule un an plus tard. Preston a épousé une autre femme et d’autres idées. Ravagée par la nouvelle, Julie orchestre le conflit Nord/Sud dans l’enceinte de sa maison secondaire, où ses convives sont rassemblés. Elle s’en remet à Buck Cantrell, duelliste notoire qui a des vues sur elle, pour alimenter la querelle avec Preston. Buck est un indécrottable sudiste. L’Insoumise ne reconstitue pas la Guerre de Sécession comme Autant en emporte le vent, qui lui est contemporain (Bette Davis s’offusqua de ne pas avoir le rôle de Scarlett O’Hara). Il montre ce qui la précède. Le Sud de L’Insoumise est un organisme malade, moribond, ravagé par l’épidémie, cette « fièvre jaune » qui fait cracher du vomi noir.

Madame Bovary du Michigan, Madame Bovary coloniale

 

Dans La Garce de King Vidor, on est frappé par le noir profond de sa chevelure comme on est saisi par le spectacle de flammes cataclysmiques sortant d’une cheminée d’usine. Rosa Moline (Bette Davis) est un volcan au milieu de bougies, c’est « une fille de minuit dans une ville de neuf heures ». Elle étouffe dans sa vie provinciale et étriquée d’épouse de médecin de campagne sans le sou. Louis Moline (Joseph Cotten) travaille pour la gloire et le salut de son âme. Ca ne nourrit pas son homme, ça ne satisfait pas la femme. Rosa aspire à quelque chose de plus vaste, de plus grand. Elle voudrait rejoindre Chicago et s’y installer avec Neil Latimer, son amant riche et indécis. L’âme noire de Rosa lui dicte des comportements qui sont ceux d’une femme fatale qui se désespère d’être la Madame Bovary du Michigan. Pro de la gâchette, elle n’hésite pas à abattre le vieux Moose lorsqu’il menace de révéler à Louis son projet de vie avec Neil, dont elle finit par tomber enceinte.

Une partie de chasse en forêt lui offre l’occasion de se débarrasser de cet alcoolique dont elle a déjà exploité la vulnérabilité. Si Rosa n’échappe pas à la justice, le jury conclut in fine à un homicide involontaire. Il croit aveuglément à son témoignage. Rosa déclare avoir vu un cerf dans sa ligne de mire. Libérée, elle se jette dans un précipice pour se faire avorter. Le mariage et la maternité ne sont pas un horizon pour les personnages de Bette Davis. La tragédie attend son personnage sur le quai d’une gare. Le train qui l’a menée à la grande ville à plusieurs reprises occupe tout le cadre. Il faut attendre son passage pour constater qu’elle aura manqué de force pour l’attraper.

Dans la rétrospective de La Rochelle, La Garce fut suivie de La Lettre de William Wyler. L’enchaînement fait sens. Il révèle des patterns, dont celui-ci : Davis est l’actrice incarnant des femmes aux talents d’actrice (voir L’Intruse ou encore Ève). La Lettre et sa folle scène d’exposition sont à ce titre un immanquable. Nous sommes en pleine nuit, à Sumatra. Leslie Crosbie vide le chargeur de son revolver sur son ami Geoffrey Hammond. A l’attention de son mari Robert et de son avocat Howard Joyce qui essayent de comprendre son geste, elle rejoue la scène, ou plutôt ce qui la précède. Le texte de Leslie est précis comme celui d’une pièce de théâtre ou d’une continuité dialoguée. Elle raconte avec force gestes et détails de quelle manière Geoffrey a tenté d’abuser d’elle. C’est le scénario qu’elle invente et dans lequel elle embarque son monde. A nouveau, elle doit se soumettre à la justice, à nouveau, elle échappe à l’incarcération. Prêt à laisser son âme dans cette affaire, Howard rachète la lettre qui pourrait compromettre Leslie. Cette lettre trahit sa passion pour Geoffrey et la jalousie qui la ronge.

La scène de transaction est un morceau de bravoure. Il faut imaginer une atmosphère de film noir altérée par la moiteur du climat indonésien. Ce qui flotte dans l’air n’a pas grand-chose à voir avec la grande ville américaine, froide et pluvieuse. Dans ce moment interlope d’une grande beauté, l’héroïne fait face à Madame Hammond, une femme-statue eurasienne dont la prestance égale celle de Davis. L’actrice a un autre grand rival dans La Lettre. Il est plastique, esthétique. C’est ce clair de lune placé aux extrémités du film, tantôt témoin céleste et silencieux du meurtre, tantôt spot lumineux obstrué par les nuages et allié indirect de la vengeance rituelle de Madame Hammond. Quelque chose passe dans le cadre, encore, et Bette Davis meurt, à nouveau. Cette fois, elle est une Madame Bovary coloniale, tuant l’ennui à coups de revolver et d’ouvrage à dentelle.

Trois films, trois visages

 

Fut un temps où une femme à l’ouvrage désignait le contraire d’une femme mariée. On parlait alors de spinster, de « femme qui file », de « fileuse ». Aujourd’hui, on dirait « vieille fille ». Coïncidence ou non, les films projetés le deuxième jour de la rétrospective étaient reliés par un fil rouge : le vieillissement et la vieillesse, la disgrâce, la laideur physique comme corollaire de la laideur morale. Dans L’argent de la vieille et Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, une Bette Davis d’un âge avancé s’adonne à son activité favorite : le jeu – qu’il s’agisse des cartes dans la comédie grinçante de Luigi Comencini, ou du métier de performeuse chez Robert Aldrich. Parce que c’est Bette Davis, la partie se joue selon ses règles, au détriment de la santé de ses partenaires. Elle est détestable, imbattable et increvable. Deux romains des bidonvilles s’épuisent à lui extorquer ses millions. Une star de cinéma infirme subit ses mauvais traitements pour lui avoir fait de l’ombre trente ans auparavant. En introduction de La Garce, un carton annonce qu’à travers Rosa Moline, il s’agit de « regarder la laideur du Mal en face ». Bette Davis était au bord de la laideur.

Elle fait sacrément peur à voir dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?. Son maquillage n’accuse pas tant les ravages du temps qu’il superpose deux temporalités irréconciliables : être et avoir été, vieille dame et visage de poupée chéri par toute une génération d’enfants. Enfant-star déchue, Baby Jane est la rencontre improbable entre Norma Desmond et Norman Bates, deux hôtes dont il ne vaut mieux pas croiser la route. Elle sadise et séquestre sa sœur Blanche, qui n’est autre que Joan Crawford, Némesis de Bette Davis, sa grande rivale de la Warner, dont elle imite d’ailleurs la voix à la perfection. Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? est un Bette Davis movie au carré, dans la mesure où il intègre des extraits de ses films des années 1930 – le deaging numérique n’existe pas encore. Même lorsque le temps travaille contre elle, elle trouve le moyen d’être là, d’occuper le cadre.

Vieillesse sans vieillesse

 

Parfois, c’est elle qui joue avec le temps. Certaines stars s’offrent une « jeunesse sans jeunesse ». Davis, elle, a pu lui préférer la vieillesse sans vieillesse : lunettes qui durcissent le visage, vêtements oversize qui grossissent la silhouette, sourcils méchamment broussailleux. Dans Une femme cherche son destin, elle prête ses traits largement transformés à Charlotte Vale, une spinster sous l’emprise d’une mère tyrannique, qui ne supporte pas de la voir sombrer dans la dépression, pas plus qu’elle n’acceptera de la voir épanouie au retour de son voyage initiatique (« Now Voyager » dit le titre original). Elle vit ce rayonnement comme une insolence, au point d’exiger de Charlotte qu’elle se laisse à nouveau pousser les sourcils !

Une femme cherche son destin montre une métamorphose à l’oeuvre. Elle marquera un Stanley Cavell qui y verra le pendant mélodramatique de sa « comédie de remariage ». Dans les deux cas, un personnage féminin prend en charge son éducation, son élévation, son « destin », et emprunte le chemin d’une renaissance morale. Le très beau film d’Irving Rapper dépeint une trajectoire singulière dans le cinéma hollywoodien classique. Charlotte entretient un lien avec son âme sœur en dehors du mariage et elle joue le rôle de mère sans passer par la maternité du ventre. Elle se réalise à l’économie de ces institutions. Bette Davis sortait de l’orbite du féminin prescrit par l’âge d’or hollywoodien. De là à dire que tout est dans ses yeux…

 

Le 51e Festival La Rochelle Cinéma s’est déroulé du 30 juin au 9 juillet 2023.