YAMABUKI : au centre de la marge
A l’écart du bouillonnement de Tokyo et de la mégalopole japonaise, Maniwa est une de ces petites villes endormies de province que l’on dit sans histoires. Les deux protagonistes de Yamabuki, l’héroïne qui donne son nom au film et Chang-su, tentent pourtant d’y donner corps à des histoires porteuses de sens pour eux-mêmes, leur entourage et (pourquoi pas) le monde. Le film les suit avec une empathie précieuse, doublée d’une audace narrative et formelle qui n’est pas sans rappeler The taste of tea – mais sans espace de quiétude ou de bonheur accessible aux personnages.
Juichiro Yamasaki, le réalisateur de Yamabuki, a un parcours des plus atypiques : le cinéma est pour lui une activité annexe, ses trois longs-métrages en dix ans ayant été tournés en marge de son occupation principale d’agriculteur. Yamabuki a ainsi été mûri sur une longue période de temps, partant d’envies de récits – les Jeux Olympiques de Tokyo, le destin d’une journaliste de guerre – dont la décantation a abouti aux protagonistes finalement présents dans le film : la fille de ladite journaliste qui est décédée loin de chez elle, et un cavalier qui a dû abandonner l’équitation en même temps que tout le reste de sa vie à cause de dettes trop lourdes à payer. Elle et lui se croiseront à peine, car Yamasaki ne triche pas avec le réel de ces villes et ces vies où il ne se passe pas grand-chose, pas assez pour qu’une fiction élaborée se développe. Il ne peut y avoir que des éclats de fictions : Yamabuki croise la route de manifestants silencieux qui se réunissent chaque jour au croisement principal de la ville pour y arborer des pancartes de protestation ; Chang-su voit un sac rempli d’argent tomber presque littéralement du ciel devant lui, avant qu’il lui soit retiré tout aussi prestement.
La principale interaction entre eux deux est indirecte, quand le père de Yamabuki, en voulant cueillir des fleurs poussant à flanc de montagne lors d’une balade avec sa fille, déclenche un éboulis qui s’amplifie jusqu’à renverser la voiture de Chang-su passant sur une route en contrebas. Cet effet papillon cauchemardesque donne le ton du film, imprégné de l’amertume et de la douleur sourdes qu’il y a à vivre dans un tel contexte, individuel autant que global. Yamabuki et Chang-su ne sont finalement « que » des victimes collatérales de drames bien plus consistants et cinématographiques qui se jouent à la lisière de leurs vies – la mère défunte de la première, les règlements de comptes mafieux qui ont abouti au surgissement du sac d’argent dans l’existence du second. Dans le Japon, distant et distinct de ce que l’on a l’habitude de voir, où ils vivent, les seules choses qui semblent daigner arriver depuis le centre important et palpitant du pays sont des nouvelles et des affaires négatives, de nature à vous maintenir en bas et jamais à vous tirer vers le haut.
Le cinéaste a une phrase très belle pour transmettre son idée de ce que doit être la place à tenir dans la société : « je ne veux pas que mon ignorance, même malgré moi, contribue à la mauvaise marche du monde »
Les deux protagonistes du récit sont les principaux exemples d’âmes malheureuses aux vies mal fichues que Yamasaki s’attache à décrire, mais pas les seuls. Le cinéaste observe avec la même attention délicate tous les rôles de moindre importance qu’ils croisent, et auxquels il parvient à toujours à donner, y compris quand ils n’ont qu’une scène ou une réplique, une humanité sincère. Sans appuyer à l’excès son propos, il sait donner corps à la présence effacée des migrants, victimes des impérialismes d’hier (l’occupation de la Corée) et d’aujourd’hui (le capitalisme qui fait venir des ouvriers depuis le Vietnam en quête d’un salaire meilleur), et trouve les mots justes pour toucher là où le mal qui leur est fait est le plus violent – « les femmes des pays faibles se font baiser dans les pays forts ». Face à ces injustices et violences, et aux autres, Yamasaki a une autre phrase, très belle, pour transmettre à ses personnages et ses spectateurs son idée de ce que doit être la place à tenir dans la société : « je ne veux pas que mon ignorance, même malgré moi, contribue à la mauvaise marche du monde ».
Le dénouement des parcours de Yamabuki et Chang-su amène à distinguer trois attitudes possibles face à cette mauvaise marche du monde, et aux problèmes qui la provoquent. Chacun.e d’entre nous peut soit y faire face, soit se voiler la face, ou bien encore assumer de fuir. Aucune de ces alternatives n’est bonne ou mauvaise dans l’absolu ; car toutes sont de nature à faire souffrir vous-même ou vos proches selon la situation. Ce qu’il importe de faire, aux yeux de Yamasaki, est de trouver la voie du moindre mal, concrètement et éthiquement, pour soi et le monde. Son film, tendre sous son apparente dureté, a pour ambition centrale d’accompagner les personnages dans cette quête, en les assistant par ses inspirations toujours justes et étonnantes visant à tordre le cours ordinaire des choses, la réalité du monde. Yamasaki multiplie à petites touches des audaces narratives et formelles, qui provoquent des décalages et des ruptures dans l’étoffe du film qui fonctionnent à leur tour comme autant de coups de pouce et de protections apportés à Yamabuki et Chang-su. Ça ne suffit pas à les faire gagner, mais cela assure qu’ils puissent continuer à aller de l’avant sur le chemin qui leur semble être le bon.
YAMABUKI (Japon, 2022), un film de Juichiro Yamasaki, avec Kang Yoon-so, Kilala Inori, Yohta Kawase. Durée : 97 minutes. Sortie en France le 2 août 2023.