SHOWING UP : Intérieur joug
Avec Showing Up, film d’intérieur à plusieurs égards, Kelly Reichardt délaisse les grands espaces de ses films passés et façonne patiemment l’introspection d’une sculptrice, en proie aux doutes à une semaine du vernissage d’une exposition.
Le portrait de Lizzy est le cœur du film, mais l’attention portée à la sculptrice sert aussi de porte d’entrée dans Showing Up, puisqu’en marge de ce personnage Kelly Reichardt témoigne de l’effervescence d’une école d’art (la réalisatrice a investi le College of Art and Craft de Portland, fermé l’année précédant le tournage). La description de ce microcosme engendre d’ailleurs une connexion étonnamment plus grande avec l’épatant diptyque The Bread Factory de Patrick Wang (2018) qu’avec les précédents films de Reichardt. Cette relative mise à distance du reste de son œuvre s’explique aussi plus directement du fait que Showing Up est une œuvre d’intérieur quand ses longs-métrages passés étaient tous des films d’extérieur, comprenant des balades (Old Joy, Certaines femmes), des errances (Wendy & Lucy) ou des échappées, souvent provoquées (River of Grass, La dernière piste, Night Moves, First Cow).
Showing Up n’en est pourtant pas moins un film de mouvements. En témoigne l’un de ses motifs formels privilégiés, un traveling latéral qui accompagne à chaque fois un personnage lui-même mouvant ou non, mais conservant avec lui l’objet momentané de son désir, qu’il s’agisse d’un pneu, d’un skate ou d’un métier à tisser. Motif relayé par l’autre parti-pris de Reichardt dans le film, geste à la fois opposé et complémentaire, celui du panoramique, par définition plus englobant, mais par lequel la cinéaste ne définit plus le rapport de soi à soi transcendé par la pratique, mais de soi à l’autre, et plus précisément aux autres, suivant une figure unique dont le déplacement mène à chaque fois à un groupe de personnages (un modèle nu rejoignant une classe de dessin qui l’attendait ; une artiste qui finit sa pause déjeuner et retourne en classe ; Lizzy rentrant chez elle pendant que sa voisine Jo, propriétaire et rivale artistique inavouée, reçoit des ami·e·s sur sa terrasse). Doit-on déceler dans ce choix de mise en scène la monstration d’un personnage qui aspire, ou qui en inspire d’autres ? Ou bien au contraire, un personnage perçu dans l’affliction de son rapport aux autres, lesquels l’ont déjà précédé ?
Showing Up interroge la façon dont chacun cherche sa place, et parfois celle que les autres nous attribue à nos dépends. « Il est en avance sur tout le monde », dit notamment la mère de Lizzy à propos de Sean, frère de l’artiste et génie incompris selon elle. Le générique de début, s’attachant aux dessins préparatoires de Lizzy, silhouettes cadrées une à une, est en cela programmatique. Reichardt réajuste la position de la caméra à chaque fois qu’elle s’attarde sur l’esquisse d’un personnage, puis les noms des artistes impliqué·e·s dans la création de Showing Up s’inscrivent en surimpression à l’écran, mais sans que l’on ne parvienne jamais à savoir si l’objectif – ce premier regard extérieur – précède et prévaut à ces personnes et personnages, ou si c’est l’inverse.
Cette façon qu’a Showing Up de travailler l’incertitude inhérente aux figures filmées, les unes par rapport aux autres, est constitutive d’une réflexion plus générale sur l’instabilité. Lizzy n’est pas sûre d’elle, elle manque de confiance en elle mais aussi en ses proches, ce que Reichardt aurait pu traduire par de l’apprêté voire de la cruauté, leur préférant de simples contradictions dans ses relations, la plus complexe et belle étant celle qu’elle tisse avec Jo (rébus formel, le film se referme d’ailleurs une première fois sur elles entamant possiblement une relation nouvelle lors du supposé dernier plan, puis sur un tissage cette fois littéral dans une salle de classe qui accompagne le générique de fin). L’incertitude est érigée parmi les sentiments premiers conférés par le film, et l’un des moyens mis en œuvre par Reichardt pour la traduire aussi imperceptiblement que régulièrement est son attention aux sons extérieurs, parasitaires, intra-diégétiques mais dont la source reste hors-champ, ce sont des klaxons de trains, sifflements de bouilloire, souffles d’aspirateur, bruits de perceuse, qui rythment le film et irritent la protagoniste ; la perception autant que l’identification de ces sons restent un temps incertaines, et le sentiment est induit pour le personnage, puisque sans cesse dérangé dans son rapport au monde par ces interférences – « Tant de gens choisissent de ne rien entendre » se désole Sean.
L’incertitude générale, elle, transite et se transmet aux spectatrices et spectateurs, tel un jeu, légèrement cruel cette fois, opéré par Kelly Reichardt lorsqu’elle instille délibérément une forme de tension, avant de la soulager l’instant suivant : Jo passe le nœud coulant d’une corde sur une branche d’arbre mais pas de pendaison, c’est une balançoire ; Lizzy manipule une sculpture créée par sa « rivale » mais pas d’accident, elle la repose délicatement ; le frère psychotique de Lizzy creuse la terre dans son jardin mais pas de tombe en devenir, c’est une œuvre ; un oiseau affolé perturbe une exposition mais pas de casse, c’est un moment suspendu, poétique ; etc.
Showing Up n’offre pas de résolution claire, film instable, fait de contradictions, ç’eut été étonnant ; en revanche, le film se veut discrètement rassurant, traquant les manifestations de l’espoir, çà et là. Le plan final, travelling ascendant vers un câblage électrique, accepte l’idée (sonore) d’un oiseau posé sur cette ligne, créature hors-champ dont le chant tout juste audible n’annule pas moins le grésillement escompté à cet instant, et chasse par la même occasion le souvenir des parasites mécaniques ayant précédemment contaminé l’espace sonore. Lors des plans précédent ce dernier, les lignes, les branches s’entremêlent, rappelant les câbles qui accueillait chacun un volatile dans Then a year… ; et déjà dans ce beau court-métrage expérimental que Kelly Reichardt réalise en 2001 l’espoir qui point en contre-points : une branche électrique mais un oiseau leste, une approche poétique pour des faits divers funestes. De proche en proche, et de branches en branches, cet entrelacs de connexions final de Showing Up rappelle aussi les voies rapides de River of Grass (1994), échangeurs autoroutiers vertigineux, véritables sacs de nœuds goudronnés, sans destinations connues, dixit l’héroïne du film. Sous les lignes, sous les chants, Lizzy et Jo font route elles aussi, et s’engagent dans une direction elles aussi. Reste à savoir laquelle.
SHOWING UP (USA, 2022), un film de Kelly Reichardt, avec Michelle Williams, Hong Chau, John Magaro, Judd Hirsch… Durée : 108 min. Sortie dans les salles françaises le 3 mai 2023.