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Plus de dix ans après l’éblouissement provoqué par Le Quattro Volte, Michelangelo Frammartino n’a pas quitté la Calabre, tout juste déplacé sa caméra cent kilomètres à l’Ouest et, depuis le massif du Pollino, il guide ses fidèles sous terre ; dans la pénombre s’esquisse une nouvelle proposition audacieuse, touchante, lumineuse. Prix spécial du jury à la Mostra de Venise en 2021.
Ce n’est pas le même cheminement, mais le même ressenti durant le prologue d’Il Buco qu’au long cours de Le Quattro Volte, lorsqu’une force vitale muait patiemment d’un homme mourant, vers une chèvre, vers un arbre, vers ses cendres, in fine la fumée. Durant les premières minutes du nouveau et tant attendu long-métrage de Michelangelo Frammartino, une nouvelle énergie transite, de corps en corps, mais aussi d’un régime d’images au suivant ; ainsi l’on passe d’un plan souterrain, contre-plongée vers le ciel, à la vision en plan large des montagnes du Pollino, laquelle s’oppose aussitôt à un écran de télévision plus rapproché, et bientôt affiché plein cadre, puis en son sein un reportage sur le gratte-ciel milanais Pirelli alors tout juste édifié, lequel est gravi, et l’image dans l’image s’élève encore, jusqu’à capter un autre ciel et cut au noir, écran-titre, « Il Buco », cette abysse, qui nous dévore. La boucle pourrait reprendre. Seulement, cette force, qui se régénère sans cesse, de proche en proche, est ici programmatique, confinée au seul écrin du préambule, comme si Frammartino se contentait de rappelait furtivement ce que son précédent film avait déjà explicité de tout son long, l’idée que tout est lié, le monde et ceux qui l’occupent, la faune, la flore, le passé, le présent.
Ceci étant dit, et brièvement répété, Il Buco s’amuse maintenant avec des jeux d’échelles – pas celle utilisée pour grimper en haut du building de Milan, ni celle qui sert à descendre jusqu’aux tréfonds de la grotte de Bifurto pour les spéléologues que les spectateurs suivront jusqu’au terme du récit – ce sont les échelles de plan qui intéressent Frammartino, se plaisant à prolonger et complexifier le discours panthéiste de son film passé, et de son incipit. A l’intérieur du Bifurto, un papier qui se consume semble en être une paroi entière, avant que sa lumière ne s’étende et ne révèle la petitesse de l’objet offert à notre regard. A l’extérieur, le camion du groupe d’explorateurs venus de Turin pour découvrir les lieux paraît un jouet dans l’immensité des paysages du Pollino. La nature est à la fois douce et, en cela, presque menaçante pour les citadins. Ils n’en sont pourtant pas les ennemis, et même nettement moins qu’un Alberto Pirelli qui érige sa tour le plus haut qu’il peut à l’autre bout du pays cette même année 1961. Tout est une question de point de vue. Pour nous, spectateurs des années 2020, les spéléologues sont des spécimens masculins d’un autre temps, notre passé, mais pour le vieil ermite que Frammartino suit en parallèle du début à la fin d’Il Buco, ils sont aussi d’un autre temps, son futur. Et si ces jeunes hommes ne s’adonnent à aucune compensation phallique tel Monsieur Pirelli dans le nord de l’Italie quelques mois plus tôt, leur exploration de cette cavité, la plus profonde du pays, descendant aux moyens de grosses ficelles leur barda, sacs lourds et pendants, deux par deux, il y a aussi de quoi y voir une démonstration de force viriliste.
Michelangelo Frammartino filme ces hommes avec au moins autant de tendresse qu’il n’en a pour le vieux fermier veillant sur son territoire. Leur désir de retour à la terre, leur souhait d’aller plus loin que quiconque, mais à la dérobée, sans l’afficher contrairement à l’exploit à la fois comparable et opposé de l’homme d’affaires italien et de l’architecte Gio Ponti à la même époque, cette ambition est sincère, désintéressée, relevant presque du jeu – d’ailleurs, ils se renvoient bien un ballon de foot au-dessus de l’abysse, d’ailleurs ils dessinent bien le plan du souterrain (l’une des plus belles scènes du film). Leur innocence, presque enfantine, malgré leur accomplissement, est de cet ordre : ils n’ont pas de regard intérieur, juste une bougie pour éclairer au-devant d’eux, ils n’ont pas d’égo, juste un écho quand ils descendent une fois de plus le Bifurto. Peu avant l’expédition, on les voit se coucher aux côtés d’une sculpture du Christ, simple compagnon, autant qu’un autre. Une fois sous terre, pour mieux se repérer dans la grotte, ils brûlent les icônes du moment, des portraits imprimés de John F. Kennedy et de Sophia Loren s’enflamment. Ces quelques hommes ne se prennent pas pour ce qu’ils ne sont pas, ils sont seulement ce qu’ils font, et Frammartino le filme si bien (quelle gageure, d’ailleurs !) que c’est aux spectateurs de conclure que ce qu’ils font, c’est quelque chose de beau.
Au bout du périple, le fond, la fin, qui renvoie en négatif au cut initial, quand le monte-charge semblait atteindre le ciel à Milan, soit une image jumelle de l’ascenseur à la fin de The Tree of Life (Terrence Malick, 2011), qui emmenait son protagoniste vers l’au-delà. Frammartino évoque lui aussi symboliquement la mort, et l’après, à la fin d’Il Buco. Un dernier écho se fait alors entendre, se répercutant dans les montagnes, et s’il devait être interprété, il se pourrait qu’il résonne aussi pour assurer aux spectatrices et aux spectateurs du film que ce voyage sensoriel bouleversant ne risque pas de les quitter avant un moment.
IL BUCO (Italie, France, Allemagne, 2021), un film de Michelangelo Frammartino, avec Paolo Cossi, Jacopo Elia, Denise Trombin. Durée : 93 minutes. Sortie en salles en France le 4 mai 2022