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Zaffan, une pré-adolescente malaise, voit son corps être l’objet de transformations plus conséquentes et dérangeantes que prévues à l’occasion de ses premières règles. Bien qu’il se situe au croisement de ramifications connues du cinéma fantastique et d’horreur, Tiger stripes fait plus qu’honneur à ses aîné(e)s, et parvient à tracer crânement son propre chemin, grâce à son énergie et son audace qui bousculent tous les obstacles potentiels.
En cela, le premier long-métrage de la cinéaste malaise Amanda Nell Eu est en osmose avec le parcours de son héroïne, qui ne se laisse démonter par rien ni personne – les adultes (ses parents comme les professeurs de son école), le qu’en-dira-t-on, et la trahison cruelle d’une de ses deux meilleurs amies, Farrah, suite à son entrée tumultueuse dans la puberté. Farrah saute sur l’occasion de voir Zaffan, hier encore la meneuse du groupe qui donnait le ton, passer soudainement dans le camp des freaks en étant la première – donc la seule – à endurer le calvaire des règles douloureuses et du corps qui se métamorphose hors de tout contrôle. La violence de la réaction de Farrah ouvre dans la chronique du quotidien des filles du collège une première faille, d’où s’échappent les démons de l’horreur façon Carrie – l’exacerbation du harcèlement et de l’humiliation, avec le sang comme élément paroxystique (ici dans une séquence en particulier, se déroulant dans les toilettes communes).
Une autre faille, plus dérangeante et sondée plus en profondeur par la réalisatrice, est celle de la perte de contrôle de Zaffan sur son corps, qui lui devient monstrueusement étranger. Sa mue est à prendre au sens littéral, et emmène crânement Tiger stripes sur la voie du body horror, vite, loin, et fort, avec un culot qui évoque les percées dans ce genre des cinéastes françaises Marina de Van, Julia Ducournau, Lucile Hadzihalilovic. La transformation radicale, par à-coups, de l’apparence de Zaffan en quelque chose de viscéralement autre, non-humain, donne lieu à des scènes perturbantes à souhait, tout en faisant le lien avec une référence moins occidentale et plus proche géographiquement du lieu du récit. La mutation de l’héroïne s’effectue en effet sous l’égide d’un esprit de la jungle qui ne dépareillerait pas au milieu des contes fantastiques du voisin thaïlandais Apichatpong Weerasethakul.
L’interrogation qui domine le dernier acte, une fois le processus physique arrivé à son terme, est celle des répercussions de celui-ci sur le devenir de Zaffan, et à travers elle sur le sens du film. Si l’on peut craindre un court moment que Tiger stripes reste dans une ambiguïté inopportune quant à la nature et l’origine des monstres, cette zone grise n’est qu’un stade transitoire vers une vérité bien plus affirmée et réjouissante, qui s’exprime dans un dénouement à double détente. D’abord la libération (qui nécessite de s’arracher à l’oppression violente de l’ordre établi), puis l’état de liberté, qui peut grâce à l’étape précédente être apaisé et joyeux. Amanda Nell Eu sait quel féminisme elle considère comme opérant, et appelle donc de ses vœux : celui qui rend coup pour coup plutôt qu’il ne tend l’autre joue, qui affirme son altérité plutôt qu’il ne se fond dans la masse, et qui lorsque des griffes lui poussent au bout des mains, s’en sert pour couper les têtes du patriarcat.
TIGER STRIPES (Malaisie, 2023), un film de Amanda Nell Eu, avec Zafreen Zairizal, Deena Ezral, Shaheisy Sam. Durée : 95 minutes. Sortie en France en mars 2024.