I’M SO SORRY : nucléaire en fuite, et s’enfuir ensuite

Le documentariste Zhao Liang confirme le virage, esthétique et narratif, amorcé en 2015 avec Behemoth – le dragon noir. Après cette méditation sur les méfaits de l’énergie fossile, il en conçoit aujourd’hui une autre, presque une suite, autour du péril nucléaire. Et à la figure récurrente de l’homme couché de Behemoth succède ici un fantôme errant, dont la voix douce et apaisée contraste avec la terreur et l’urgence dont fait état le cinéaste chinois.

Le nucléaire est un « hot topic » du cinéma et des séries actuels : rien qu’en 2019, citons Chernobyl, L’effondrement, Years & Years, Le chant du loup, L’heure de la sortie, et quelques années plus tôt le documentaire Into Eternity (Michael Madsen, 2010), qui était rythmé par les interventions du réalisateur en voix off, rengaine douce et lancinante. On retrouve de cela dans I’m So Sorry, ici aussi grâce aux voix qui s’élèvent, plus nombreuses et toutes extra-diégétiques, que ce soient les confessions des victimes proches ou lointaines d’incidents nucléaires dont Zhao Liang a été à la rencontre, des citations du roman La supplication de Svetlana Alexievitch ou ses propres paroles, qui accompagnent la vision récurrente d’un fantôme portant un masque du théâtre Nô, déambulant à pas comptés dans les ruines de Fukushima (assurant d’ailleurs une fonction narrative proche de l’homme couché de son précédent film Behemoth en 2015).
Lenteur et langueur, des gestes et des mots, comme un désir d’un retour au calme, de retrouver un monde assagi après chaque incident, ou bien de le montrer comme convalescent simplement. Cette basse cadence contamine tout : les déplacements patients du « revenant » font écho aux marches militaires décélérées de soldats sur une place de Minsk ; et si ce plan n’est pas fixe, beaucoup le sont, s’éternisant, juste ce qu’il faut, ou s’ils le panotent, ils le font sagement ; plus tôt, plus tard, ce sont encore un fondu enchaîné ou une mise au point progressive, du flou au net, qui prennent leur temps. En l’occurrence, le point se fait ici sur deux échelles posées contre un mur, en direction du ciel – détail qui aura son importance.

Le spectateur se demande un temps ce qui a motivé Zhao Liang dans le choix des personnes qu’il a rencontrées, des lieux qu’il a documentés, et ce qui détermine leur agencement. Se succèdent des images de victimes de déplacement de population non loin de Fukushima et de Tchernobyl, celles de jeunes pensionnaires d’un orphelinat biélorusse portant les marques ostentatoires de la contamination, des activistes anti-nucléaire au Japon mais aussi d’autres se rebellant contre les énergies fossiles en Allemagne, etc. Y’a-t-il une logique derrière cet enchaînement ? Finalement, la trajectoire narrative empruntée par Zhao Liang pourrait n’être autre que géographique, un trajet qui part du Japon, puis passe par l’Ukraine, la Biélorussie, l’Allemagne et enfin la Finlande, où sont enterrés les déchets nucléaires pour cent mille années (pour mémoire, sujet central d’Into Eternity). Alors, il y a bien quelques allers-retours vers des contrées précédemment explorées au fil du récit, mais le cheminement demeure celui-ci, et d’ailleurs, après la visite des souterrains finlandais, Zhao Liang retourne une dernière fois au Japon pour filmer des feux d’artifices lors d’une cérémonie en hommage aux victimes de Fukushima.
Avant la vision de ces explosifs, de ces lumières ascendantes, défiant la nuit noire, il y avait bien eu ces deux échelles menant au ciel, et plus tôt encore la séquence introductive du film, dont les plans successifs s’attardaient sur toutes sortes d’objets briguant la verticalité à tout prix : des arbres, des châteaux d’eau, de hauts murs et une grande roue de parc d’attraction. Rejoindre les étoiles, qui emplissent le cadre lors du plan final, c’est sans doute la meilleure chose à faire, quitter la terre le plus loin et le plus haut possible, après y avoir enfoui tant et tant de déchets, le plus bas possible.

I’M SO SORRY (France, Chine, 2021), un film de Zhao Liang. Durée : 90 minutes. Sortie en France non déterminée.