ABOU LEILA, un cri dans le désert
Présenté à Cannes à la Semaine de la Critique puis à Cinemed où il détonnait encore, ne serait-ce que par sa durée (2h13 pour le moins pleines), Abou Leila tient autant du film d’espionnage que du film de guerre, au point que l’on pourrait se penser face à une adaptation d’un roman de John Le Carré.
Un terroriste nerveux s’apprête à tuer un médecin en pleine rue d’Alger. Rien ne se passe comme prévu : la police arrive, l’un des agents meurt et le terroriste s’enfuit. A ce stade, la tension est portée par ce terroriste, nous sommes à ses côtés, nous le suivons… Il sera pourtant bel et bien le méchant de ce film, objet riche à la croisée de plusieurs genres, capable de mêler le fantastique au politique.
Cut sur une voiture. Lofti, grand, beau, veste en cuir, regard taiseux, conduit sur les routes poussiéreuses du désert algérien, s’enfonçant dans le pays. A côté de lui, S., son ami d’enfance qu’on croit en redescente de drogue ou complètement fou… ou les deux !
Le film d’espionnage se transforme en road trip. Hôtels miteux, routes ensablées. S. vomit, se vide, se nettoie. Lofti se balade avec une arme. Ils cherchent un homme, Abou Leila, le terroriste notoire. Pour S., c’est le but ultime : le retrouver et le tuer. Dans cet homme se trouvent toutes les peurs de S. et il en devient le mal de leur temps, la menace : terroriste nerveux rencontré au début du film et métaphore maléfique de la terreur qui pourrait peser sur l’Algérie.
Les deux personnages avancent dans le désert, chacun guidé par sa propre quête : l’un dans sa folie, l’autre essayant de croire à cette folie. Pour Lofti, ce voyage est un dernier acte de foi envers un ami, une volonté de lui laisser une chance de détruire cette obsession. Dans une Algérie en pleine guerre civile, la menace terroriste pèse sur la capitale. L’idée de Lofti est d’éloigner son ami de la violence, tout en lui offrant la possibilité de retrouver sa Némésis.
L’action ne se déroulant pas de nos jours, Abou Leila offre une belle manière de revenir sur des événements, et une époque : parler d’un passé assez proche qui est à la fois historique et influent sur un contexte contemporain. En décrivant l’Algérie des années 1990 et la vague de violence liée à la guerre civile, on sous-tend au sujet celui de l’Algérie d’aujourd’hui et du terrorisme en général. C’est un rappel que les islamistes ne sont pas ni création ni une découverte datant de Septembre 2001. Au contraire, la force de ces principes se trouve dès la reconstruction de l’Algérie post-indépendance. Nous sommes dans la définition d’un pays trente ans après son obligation de faire et défaire avec ce que la France lui a laissé ; la décennie noire qui reste encore tabou pour les algériens après la suspension des élections en 1992. Au-delà de ce contexte, le réalisateur Amin Sidi-Boumédiène dessine la violence sous-jacente d’un pays, le visage meurtri de toute une génération, le traumatisme d’un peuple. Parce que Lofti et S. font tous les deux partie des forces de l’ordre, ils sont inscrits dans une génération questionnée sur son engagement à une hiérarchie et sa confrontation à la réalité du pays.
Aller vers le danger, aller vers la perdition avec l’espoir du salut. L’intention de Lofti est ambiguë : pourquoi maintenir son ami dans cette croyance ? Pourquoi l’emporter dans cette course qu’il juge possiblement vaine ? Un personnage tout en dualité, entre l’abnégation, la compréhension et l’amour. Il veut croire, il veut aider… Lyes Salem le joue tout en retenue : à la fois drôle, charmant, rude, paternaliste, amical et suspicieux. Ou bien est-ce S. qui le voit ainsi ? Là encore, le réalisateur crée une modification dans le point de vue de narration. Son récit tient presque du buddy movie : nous accompagnons seulement Lofti dans son regard compréhensif et quelque peu impuissant face à la folie. Nous sommes encore dans le réel, même flottant. Puis le film bascule à un instant précis.
Dans un petit village, Lofti enferme S. dans la voiture et part chercher un endroit où dormir. Au passage, il découvre les environs, prends le pouls de la région et découvre que trois enfants ont été sauvagement tués. A l’époque, le GIA a commis des assassinats sanguinaires dans des villages entiers d’Algérie. Le film étaye alors deux théories : un meurtrier fou ou le guépard du désert. La métaphore de la menace rejoint la réalité historique, et Sidi-Boumédiène nous parle soudainement de la sublimation du Mal : quelle histoire raconter de la violence ? A cet instant, cette menace se matérialise dans le désert, sur le chemin des deux héros. Elle prend une nouvelle forme dans une narration de la violence. Et que ce soit un fou, un terroriste ou un guépard, la sentence est la même. Un prédateur rôde et c’est lui que S. cherche.
Resté enfermé dans la voiture, S. voit les villageois l’encercler. Vision angoissante. Les sons se font tonitruants, les coups portés sur le véhicule résonnent tel un décompte morbide. Nous sommes pris au piège sans savoir qui nous veut du mal. Il ferme tout, panique. Lofti arrive et rit : il lui dit tout, qu’il ne croit à rien, que S. est fou, qu’ils n’iront pas chercher ce Abou Leila qui n’existe pas. C’est la peur qui parle : un rêve éveillé, constitué de toutes ces phrases que l’on pense entendre ou comprendre des autres. Il vit cette terreur de ne pas être compris, de cette solitude de l’insensé. La séquence se transforme en mise à mort orchestrée par un Lofti tout en puissance, vengeur, fou de rage.
La place du protagoniste fluctue sans cesse entre ces deux visions du réel. C’est sur Lofti que pèsent les responsabilités, l’organisation. On ne sait de quelle culpabilité il négocie au réel mais il est empreint d’une foi, d’une croyance, d’une dernière prière pour un ami. A partir de cette séquence de rêve, où nous pensons nous mêmes être tués, nous nous retrouvons à la place de celui qui entre dans la paranoïa, à qui tous les autres apparaissent comme menaçants. Lofti, malgré sa tendresse, devient terrorisant. Le film se modifie encore : nous entrons dans le fantastique, le cinéma de genre… mais toujours avec cette lancinante vision historique du récit. Le fantastique comme outil et non comme gimmick. Le réalisateur convainc dans son glissement d’un genre à l’autre, aboutissant à un film varié et cohérent en même temps. La nuit arrive et les cauchemars avec.
Dans l’obscurité, S. a des visions. La lumière bleutée, des chèvres qui se baladent dans le bâtiment… le sol se jonche de carcasses, de sang. Il avance. Dans la chambre près de la leur, la famille a été massacrée. Pour lui, et pour nous, c’est l’acte d’un autre. Mais le sang qui recouvre son corps nous réveille. Le lendemain, la famille est morte, S. veut s’enfuir, la police arrive et Lofti sent que la folie a pénétré la « vraie vie ». Un moment de terreur totale prend place : l’intention est de faire perdre la raison au spectateur, le faire douter, de questionner ce qu’il voit, ce qu’il pense ou croit penser. Le Mal n’est plus définissable face à notre propre impuissance, qui se dessine comme un calque sur celle de Lofti.
Complètement déboussolé, S. s’enfuit en direction du guépard du désert. La suite du film traine quelque peu mais parce que nous nous nous trouvons aussi, comme lui, dans cet état de trans, propre au désert, propre à la mort comme seule échappatoire. L’histoire devient rêverie fanatique, récitation aux dunes. D’une histoire presque trépidante, le réalisateur arrive à la contemplation de l’horreur. Ses personnages prennent la parole : on revient sur l’attentat d’ouverture, on nous l’explique. Le traumatisme, la violence, la pesanteur de ce qui a été vu, ce qui a été vécu. Des hommes à jamais blessés, cassés. Dans ce labyrinthe de sable, l’Histoire redevient vie quotidienne, habitude au sang, aux balles, aux tueries. L’espace semble presque calmer la dureté de leur récit. Ils ne pourront être bien qu’ici. Ni vision du paradis ni celle d’un purgatoire quelconque, le désert devient le seul espace-temps tolérable, un entre-deux acceptable où l’on erre, et où l’on survit parce que le simple fait de vivre n’est plus possible.
Face à ces images de dunes, une phrase de Lawrence d’Arabie revient en mémoire « Tous les hommes rêvent mais pas de la même façon. Ceux qui rêvent de nuit s’éveillent le jour et découvrent que leur rêve n’était que vanité. Mais ceux qui rêvent de jour sont dangereux, car ils sont susceptibles, les yeux ouverts, de mettre en œuvre leur rêve afin de pouvoir le réaliser. C’est ce que je fis ». Une citation qui devrait être pleine d’espoir, poussant l’être humain à prendre corps de ses rêves et à les réaliser. Seulement, le mot « dangereux » change la donne : réaliser des rêves et des cauchemars, ne plus voir la frontière entre le rêve et le réel. C’est dans le désert que S. finit sa course au guépard, cherche la trace du félin tueur, qui n’est plus un terroriste mais bien l’image même d’un tueur, d’un prédateur sanguinaire, qui lui aussi rêve de ses proies, en étant éveillé. Tous les personnages sont alors pris dans ce flou, ce désert où les intentions et impressions se chevauchent.
Abou Leila est une œuvre imposante, à l’image travaillée, sautant d’un genre à l’autre sans ne jamais se trahir. Au contraire, il s’agit d’un film riche : on a hâte que Sidi-Boumédiène en livre d’autres, aussi curieux et plaisants. S’il est entier et consistant, au final, ce qu’il en reste, c’en est pas moins ce sentiment d’une aventure inachevable, d’une quête qui ne peut avoir de résolution. Malgré certaines longueurs, c’est une complainte poétique et dérivante, où tout se termine en cul de sac, perdu dans un désert fait d’inconscient, d’images paumées, de souvenirs déchirants. Ses personnages qui pensent se construire, enfin trouver la rédemption, l’apaisement, vont au contraire errer dans un espace en suspens. Le sable et les montagnes comme point de chute mais sans fin, sans fond. Ou peut-être s’agit-il d’un état normal, une autre dimension, qui n’est ni agréable, ni apaisante, ni joyeuse, mais qui serait le seul endroit où la violence peut vous quitter où l’on peut crier, et pleurer. Il n’en proviendra rien, il ne se passera rien mais on aura crié.
Abou Leila (Algérie, France, Qatar, 2019), un film de amin Sidi-Boumédiène, avec Slimane Benouari, Lyes Salem, Azouz Abdelkader, Fouad Megiraga. Durée : 133 minutes. Sortie en France : 4 Mars 2020