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Pour sa septième édition et ses 19 450 entrées, cessons de parler du « Festival du film de guerre de Châlons-en-Champagne » pour nous concentrer sur le « Festival de Châlons-en-Champagne » tout court, où toutes les formes d’art, de la photo à la réalité virtuelle, en passant par la musique, sont représentées, questionnées et incarnées par une multitude d’artistes que le cadre permet toujours de rencontrer sans avoir à affronter foules et files trop compactes – sauf au moment de la masterclass de Bertrand Tavernier, évidemment.
Les films tendent certes à se dérouler dans des pays ou à des époques aux défis géopolitiques certains, mais il n’y a qu’à voir le palmarès pour se convaincre qu’on est loin d’un festival de niche : sur les quatre longs-métrages récompensés, trois occupent l’actualité de ce mois d’octobre ; ces trois films, de surcroît, sont des portraits de femmes, ce qui peut paraître inattendu dans un festival a priori consacré à la guerre. Mieux : deux de ces trois films sont réalisés par des femmes – et le troisième rappelle Kathryn Bigelow. Ces trois films sont :
– Le Grand Prix : Pour Sama de Waad Al-Khateab & Edward Watts (en salles depuis le 9 octobre) – documentaire filmé à Alep, sous les bombes, entre 2012 et 2016.
– Le Prix de la Mise en scène & du jury étudiant : Papicha de Mounia Meddour (également en salles depuis le 9 octobre) – récit de la résistance d’un groupe d’Algériennes organisant un défilé de mode pour s’opposer à l’extrémisme islamiste ;
– et le prix FIPRESCI : Camille de Boris Lojkine (en salles depuis le 16 octobre) – reconstitution des dernières semaines de la photographe de Libération, Camille Lepage, assassinée en Centrafrique en 2014 ; rappelant Kathryn Bigelow tant on pense, devant Camille retournant au combat en dépit des avertissements de son entourage, au personnage de Démineurs, uniquement à sa place face aux bombes irakiennes.
Camille illustrait à merveille la véritable ligne directrice de la programmation, son interrogation centrale : dans quelle mesure s’inspirer de la réalité, dans quelle mesure s’en éloigner ? A moins de s’appeler John Woo ou Zack Snyder (et encore), le plus prudent reste de chercher à reproduire le vécu exact de ceux que l’on représente – sans nécessairement donner dans l’esthétique YouTube à la Redacted. La précision de la mise en scène et de la quête de réalisme de Lojkine n’ont d’égale que la méticulosité avec laquelle celui-ci invente certains personnages et joue sur le son pour mieux évoquer le réel au moyen de la fiction, raconter la photographie au moyen du cinéma.
C’était l’un des moments les plus précieux du festival : le point d’équilibre rare entre fiction et documentaire, le succès de l’effort accompli pour approcher son sujet sans l’écraser
La question de la distance entre celui qui tient la caméra et ce que celle-ci enregistre est ainsi omniprésente : un panoramique (la caméra se détournant des modèles pour fixer la photographe), un silence sur de véritables photos de Lepage (façon de mettre la fiction en sourdine quand la réalité éclate), la question posée par un reporter vétéran (« Ils se donnent en spectacle quand ils nous voient ! »- et si les photographes attisaient la violence ?) – jusqu’à l’aboutissement du film, un plan du point de vue de la photographe, justifiant que tout ait été tourné au format de ses photos. Lojkine et Lepage s’alignent alors, le premier cherchant à imiter la quête du cadrage parfait de la seconde, tandis que la voix off de l’actrice Nina Meurisse raconte la façon dont travaillait celle qui échangeait avec ses modèles, et les agaçait peut-être aussi parfois.
C’était l’un des moments les plus précieux du festival : le point d’équilibre rare entre fiction et documentaire, le succès de l’effort accompli pour approcher son sujet sans l’écraser. « Le but de tout ce chemin est d’annuler la barrière entre celui qui photographie et celui qui est photographié » racontait Lojkine au moment du Q&A. Pour Lepage, cette barrière séparait une Française et des Africains, une Blanche et des Noirs ; pour Lojkine, s’y ajoutait la distance entre lui et elle, et, admet-il, entre un homme et une femme.
Deux autres films tentaient le même pari de s’aligner avec ceux qui furent à l’origine d’images d’archives, avec des méthodes nettement moins classiques que chez Lojkine. L’un tentait la réalité virtuelle : Apocalypse – 10 destins de Pascal Roussel, implique de revêtir le casque de VR pour marcher quelques pas dans une tranchée modélisée en 3D. On y croise des personnages de bande-dessinée adressant la parole au spectateur/caméraman ; cette fois pourtant, l’on est invité à cliquer sur certains personnages, faisant apparaître leur équivalent réel en images d’archives. C’est tout bête, mais comme chez Lojkine, le document historique prend une autre dimension du simple fait que l’on connaît le chemin qui a conduit à ce cadrage, que l’on sait ce qui était au-dessus, derrière, à côté, quels étaient les sons probables qui entourèrent l’instant immortalisé.
Les visages retouchés de Pour les soldats tombés finissent dans la même vallée de l’étrange que les personnages du Tintin de Spielberg co-produit par Jackson
Côté blockbuster, au soir de la cérémonie de clôture, on pouvait (re)voir le documentaire de Peter Jackson sorti le 3 juillet dernier, Pour les soldats tombés. L’objectif est le même : redonner chair à des images d’archives au moyen d’une troisième technique, consistant cette fois à retoucher les films d’époque pour leur donner l’air d’avoir été filmés récemment. Le procédé peut poser problème (Libération a fusillé le film), mais l’effet est indéniable : comme devant Camille, comme devant Apocalypse, on redécouvre des documents que le travail d’artiste exhume de leur gangue d’historicité. Ce qui est curieux évidemment, c’est la quantité de gimmicks chers au réalisateur néo-zélandais, un peu déplacés du coup, tant la distance est grande entre ses blockbusters et cet hommage à son grand-père ancien combattant. Les visages retouchés finissent dans la même vallée de l’étrange que les personnages du Tintin de Spielberg co-produit par Jackson ; les plans de pied gangrené colorisés semblent sortis de Brain Dead ; les cieux colorisés, du Seigneur des Anneaux ; quant à la technique consistant à doubler le rythme de défilement des images (passant des 12 images par seconde de 1915 aux 24 images d’aujourd’hui), elle évoque le travail effectué sur Le Hobbit, et ses 48 images par seconde. Transformer des documents de guerre en plans de la filmographie de Peter Jackson pose-t-il un problème moral ? Pas pour le représentant de l’Imperial War Museum de Londres en tout cas, venu présenter le film à Châlons.
La veille, c’est Mike Leigh qui était là. Juste après son Mister Turner, qui valut en 2014 le prix d’interprétation à Cannes à Timothy Spall, son Peterloo a été refusé par la sélection (il a eu Venise quand même), si bien qu’il n’a pas encore de distributeur français et que la projection châlonnaise n’était que la seconde en France, alors que le film a plus d’un an. L’histoire est celle d’un massacre de civils commis par l’armée britannique à Manchester, quelques années après la victoire de Waterloo. Entre les mains de Mike Leigh, c’est l’occasion de raconter longuement comment des gens peuvent se syndiquer pour réclamer plus de justice sociale (les deux premières heures, avec Rory Kinnear notamment) pour tout voir s’effondrer en une charge odieuse de la police montée (18 morts, dont un bébé). Aujourd’hui, c’est un film sur Hong Kong, ou sur les Gilets Jaunes, et quand on demande à Mike Leigh s’il faut faire la différence entre une police qui tue, comme à Peterloo, et une police qui mutile, comme à Paris, il ne voit absolument pas pourquoi la question se pose : la violence et la cruauté d’état sont les mêmes, on ne hiérarchise pas les conséquences. Peterloo prend soin de mettre en avant l’engagement des femmes, et l’on pense alors à Un Peuple et son roi de Pierre Schoeller, présenté à War on Screen l’année dernière, qui soulignait également la participation de femmes à la Révolution française – il n’y a pas si longtemps encore, le cinéma imaginait volontiers que l’Histoire n’avait été qu’une affaire d’hommes, au minimum jusqu’aux suffragettes.
Nous nous sommes retrouvés devant It Must Be Heaven parce que la plaquette annonçait Gael Garcia Bernal : l’acteur mexicain n’a en fait que deux plans. Mais le film entier semble graviter autour de cette apparition
Aperçu en compétition, le prochain film d’Elia Suleiman, It Must Be Heaven (sortie prévue le 4 décembre) ne s’embarrassait pas de telles considérations – la scène d’arrivée du réalisateur à Paris, consacrée à un long matage de filles dans la rue, avait plutôt tendance à consterner (les Parisiennes sont belles et font la gueule ; et comme en plus elles sont lesbiennes, le vieux mateur dépassé finit sa contemplation sur une Noire aux talons aiguilles couleur Tropicana, et se dit que c’est peut-être ça qu’il lui faut). Douloureux. Le film est par ailleurs un autoportrait de Suleiman en Palestinien errant, prisonnier de sa condition. Les seuls mots qu’il prononce sont « Je suis Palestinien de Nazareth » : le restant du temps, il est le spectateur éberlué et le passeur de saynètes décousues qui sont autant de métaphores d’Israël, sur le mode de la dérision et du rire jaune. Nous nous sommes retrouvés devant ce film parce que la plaquette annonçait Gael Garcia Bernal : l’acteur mexicain n’a en fait que deux plans. Mais le film entier semble graviter autour de cette apparition, envahi de petits symboles mexicains : une anecdote autour d’un aigle et d’un serpent, Besame mucho massacré au saxophone, des avocats au premier plan, un mariachi à Halloween… Et ce caméo de Gael Garcia Bernal, donc, qui parle d’une adaptation hollywoodienne de l’arrivée d’Hernan Cortès, pour les 500 ans de celle-ci. Un projet qu’il s’apprête à refuser, dit-il au téléphone : on voudrait que Cortès parle anglais. Savoir s’aligner avec son sujet est un art, savoir refuser de s’aligner en est un autre, tout aussi important.
Le palmarès complet du jury dirigé par Seamus Murphy (feat. Laure Calamy) :
Grand Prix : For Sama de Waad Al-Khateab et Edward Watts
Mise en scène & Jury étudiant : Papicha de Mounia Meddour
Mention spéciale : Monos d’Alejandro Landes (sortie prévue le 4 mars 2020)
Prix FIPRESCI : Camille de Boris Lojkine
Le 7e Festival de Châlons-en-Champagne War on Screen s’est déroulé du 1er au 6 octobre 2019.