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En 2018, la saison automnale des festivals avait compté parmi ses révélations Rojo, dont le cadre était l’Argentine bourgeoise des années 1970 sur le point de s’offrir à la dictature des généraux. Cette année, La Llorona traite avec autant de force d’un autre pays d’Amérique Latine, le Guatemala, devant se confronter aux séquelles d’une dictature militaire ayant pris place dans la même période, et ayant pareillement assis sa domination sur le massacre d’opposants.
Toute tyrannie militaire est une folie, à laquelle il faut répondre par le dérangement dans la mise en scène, semblent nous dire à travers leurs films respectifs les cinéastes Benjamin Naishtat (Rojo) et Jayro Bustamante (La Llorona). Naishtat donnait une forme franchement surréaliste à son portrait de la caste dominante argentine, afin de coller à la préférence inhumaine de ce groupe social pour les régimes autoritaires et l’élimination expéditive des gêneurs. La folie qui frappe les êtres après le passage de la dictature est d’une autre nature, et appelle donc un autre genre de démence cinématographique. C’est par le film d’horreur que Bustamante porte à l’écran les cauchemars qui hantent ses protagonistes, suite aux atrocités commises ou subies durant les années noires. Celles-ci s’inspirent de manière transparente d’un génocide perpétré par l’armée guatémaltèque en 1982 et 1983, contre des populations indigènes accusées dans leur intégralité d’appartenir à des mouvements de guérilla communiste, et exterminées dans des campagnes d’assassinats de masse (avec plusieurs milliers de victimes par mois).
La Llorona se déroule sur une période de quelques semaines autour du procès d’Enrique, général responsable de ce génocide. Avec une grande efficacité et sans développements inutiles, Bustamante décrit avant le procès comment les rapports inégalitaires entre groupes ethniques régissent encore au présent la vie chez Enrique (sa richissime famille d’une part, les domestiques mayas de l’autre) ; puis durant les audiences, comment la justice passe puis se rétracte – la condamnation initialement prononcée à l’encontre d’Enrique étant annulée. Le cœur du récit démarre alors, une fois Enrique et sa famille contraints à se terrer dans leur immense demeure par les manifestations indignées qui font le siège de celle-ci. L’idée est cinématographiquement très forte : la colère de la société pénètre presque chaque plan du film, chaque pièce de la maison, par l’effet de la clameur de la foule refusant l’immunité offerte au criminel contre l’humanité.
De cette multitude émerge la figure de la « llorona » (la pleureuse), fantôme qui trouve son origine dans la légende d’une femme abandonnée par son mari avec ses deux enfants, qu’elle noie dans un accès de désespoir. L’adaptation par Bustamante de ce mythe renverse sa misogynie en une attaque contre le patriarcat et la croyance en une supériorité raciale : ce n’est plus la femme folle qui tue ses enfants, mais un régiment d’hommes qui les exécute devant ses yeux. Les soldats étaient sous les ordres d’Enrique ; la mère tuée avec ses enfants, Alma, réapparaît sous les traits d’une femme de chambre qui vient proposer ses services. L’existence recluse choisie par le général et sa famille se retourne dès lors contre eux, en devenant un huis clos cauchemardesque. Tous les occupants de la maison sont hantés ou manipulés par Alma, dont l’implacabilité de la vengeance est redoublée par la mise en scène, qui pioche parmi les codes et motifs du genre horrifique de quoi varier les souffrances des différentes cibles dans une succession de séquences puissantes. Celle-ci va crescendo jusqu’à l’acmé qui rassemble avec maestria (narrative et formelle) tous les morceaux – destins et méfaits, passé et présent – pour régler les comptes dans un accès de froide férocité. À cet instant comme tout au long du film, nous sommes du côté des spectres, en attendant le jour où la justice ne les rendra plus nécessaires, eux et leurs représailles.
LA LLORONA (Guatemala, 2019), un film de Jayro Bustamante, avec Maria Mercedes Coroy, Julio Diaz, Margarita Kenefic, Maria Telon. Durée : 97 minutes. Sortie en France le 22 janvier 2020.