GREEN BOOK, un guide pour relier James Baldwin à Frank Capra
Toutes les combinaisons que tente Green Book sont improbables : Peter Farrelly sans son frère Bobby derrière la caméra, un duo Viggo Mortensen – Mahershala Ali devant, pour un récit associant comédie rabelaisienne truculente et voyage initiatique dans le Sud ségrégationniste. Mais parce qu’il s’agit in fine d’un conte de Noël, ayant au cœur de son programme la réalisation de l’utopie de la richesse humaine découlant du mélange des mondes, toutes ces combinaisons fonctionnent et aboutissent à un très beau film.
Le « Green Book » dont il est question ne l’annonce pas par sa couleur agréable, mais il symbolisait en son temps un monde aussi cruel que celui du Black Book de Paul Verhoeven. Loin de notre guide vert Michelin, il s’agissait d’un guide touristique particulièrement blessant, puisqu’ayant pour fonction de lister les hôtels, bars et restaurants où les noirs avaient le droit d’entrer dans les États du Sud. Sa publication fut interrompue en 1966, et le film se déroule en 1962, avec comme fil directeur l’histoire vraie d’une tournée de concerts effectuée dans cette partie des États-Unis par un pianiste noir, Don Shirley, conduit par un chauffeur blanc, Tony Vallelonga.
Pris isolément, le parcours de Don se rapproche des récits faits par James Baldwin de ses propres voyages en terre ségrégationniste. Les deux hommes étaient des citadins new-yorkais appartenant à une élite culturelle, homosexuels de surcroît, ce qui les rendait tout à la fois victimes de la ségrégation ; témoins extérieurs de ce procédé ; mais aussi individus extérieurs à la communauté noire de ces régions, avec laquelle ils n’avaient finalement que peu en commun. Comme Tony, italo-américain d’origine modeste vivant dans le Bronx alors que Don habite un immense appartement au-dessus de Carnegie Hall, le dit à ce dernier : « je suis plus noir que toi » (c’est d’ailleurs lui qui conduit et est au service, dans un renversement de Miss Daisy et son chauffeur qui provoque à plus d’une reprise l’incompréhension, voire des invectives). C’est l’une des belles idées de cette histoire portée à l’écran par Peter Farrelly – que Tony est au niveau des noirs parmi les blancs, et Don au niveau des blancs parmi les noirs. L’instruction entre les deux hommes se fait dès lors réciproque. Don enseigne une éducation officielle (mieux écrire et parler, ne pas chercher à résoudre les conflits par la violence) à Tony, qui en retour lui prodigue une éducation populaire, lui faisant découvrir les voix de la musique noire (Little Richard, Aretha Franklin…) et le forçant à manger au moins une fois au KFC.
Une autre inspiration importante de Green Book est de savoir percevoir que les choses sont plus complexes qu’une simple inversion entre deux hommes. D’une part, aussi bas qu’il soit dans l’échelle sociale Tony reste un blanc, ce qui signifie qu’aux yeux de la société raciste il vaut toujours mieux que le meilleur des noirs. L’expression la plus absurde de cela étant que Tony, l’anonyme sans talent, est plus libre de ses faits et gestes que Don chez les blancs qui payent ce dernier pour qu’il se produise en concert – mais qui lui interdisent l’accès à leurs restaurants et même à leurs toilettes. D’autre part, la société n’était pas raciste que dans le Sud ségrégué. Elle l’était (et l’est toujours) autant ailleurs, mais de manière moins explicite, comme Don le signale amèrement à Tony dont les proches, et lui-même, ne se privaient pas pour exprimer leur mépris envers les noirs.
Afin de rester chaleureux, souriant, humain, Green Book slalome avec ses deux héros au milieu de ce terrain miné en jouant sur des ressorts simples mais puissants : l’énergie qui se dégage de ses acteurs, et de leur dynamique comique
Puisqu’une grande part de la dynamique du racisme et de la haine repose sur le fait de monter les êtres les uns contre les autres sur la base de leurs différences, Don et Tony doivent faire cause commune pour surpasser cela et ainsi espérer atteindre leur but – lequel est d’abord d’ordre financier (l’un et l’autre ne seront payés que s’ils mènent la tournée à son terme), avant de devenir moral (défendre sa dignité et son droit à la justice). Afin de rester comme eux chaleureux, souriant, humain, le film slalome avec les deux hommes au milieu de ce terrain miné (dont le sous-titre du Green Book, « for vacation without aggravation », décrit la nature profonde avec une franchise blessante) en jouant sur des ressorts simples mais puissants : l’énergie qui se dégage de ses acteurs, et de leur dynamique comique.
Green Book a beau être infiniment plus digne dans son apparence que le reste de sa filmographie, Peter Farrelly n’en a pas moins fait dans le fond un buddy movie en bonne et due forme. Don et Tony sont un noir et un blanc, un intello et un rustre, un calme et un sanguin, un adulte et un enfant même, et ce de manière extrême : Don a été privé de son enfance, passée à perfectionner sa maîtrise du piano ; et Tony n’est jamais devenu adulte, mentant, volant, se battant et boudant face aux contrariétés. Aussi improbables l’un que l’autre dans leurs rôles respectifs, Mahershala Ali et Viggo Mortensen s’en donnent à cœur joie à les faire exister de la plus belle manière qui soit. Ils parviennent brillamment à nous faire rire de leurs disparités, comme à nous émouvoir de leur rapprochement. Car un buddy movie ne doit pas seulement prospérer sur le dos des dissemblances entre ses protagonistes ; il est aussi de son ressort de révéler l’enrichissement qui naît du mélange des mondes, ici des cultures et des éducations éloignées de Don et Tony, qui finissent par exister au-delà des cases qui leur avaient été assignées. Presque deux heures durant, la réussite du film est celle d’Ali et Mortensen, qui en font une œuvre mainstream adorable, sincère, le complémentaire du récent Selma en plus lumineux et intime mais portant le même combat, hélas toujours d’actualité aujourd’hui.
À l’entame du dernier acte, le scénario prend le relais des comédiens et transforme Green Book en un conte de Noël, avec ses deux héros devant braver une tempête de neige pour rejoindre leurs foyers à temps pour le Réveillon. L’utopie au cœur du film devient explicite, en même temps qu’effective, comme chez le maître du genre Frank Capra. C’est l’utopie d’un monde où quand un policier vous arrête sur la route, il veut simplement vous signaler qu’un de vos pneus est à plat. Et c’est une utopie qui, dans sa représentation par Peter Farrelly, garde les pieds sur terre : aucune avancée vers un peu plus d’humanité et un peu moins de malveillance n’y est traitée comme une évidence, toutes requièrent un réel effort.
GREEN BOOK (États-Unis, 2018), un film de Peter Farrelly, avec Viggo Mortensen, Mahershala Ali, Linda Cardellini. Durée : 130 minutes. Sortie en France le 23 janvier 2019.