Avec YOCHO, Kiyoshi Kurosawa prétexte une variation sur l’un de ses films… pour en faire le remake d’un autre
Avant que nous disparaissions (long-métrage de 2017) et Yocho (mini-série de 2018) sont les deux faces d’une même pièce (de théâtre). Contrairement aux a priori, cette nouvelle adaptation ne témoigne en aucun cas d’une stagnation, mais au contraire de l’inépuisable vitalité de Kurosawa.
Yocho raconte les préparatifs d’une future invasion extra-terrestre, durant lesquels des aliens ayant pris forme humaine subtilisent un à un les concepts philosophiques régissant nos sociétés aux habitants de la planète. C’est relativement complexe mais la genèse du projet l’est plus encore. Pour la comprendre, il vaut mieux par exemple éviter de se faire voler le concept de «concentration».
A l’origine, il s’agit d’une pièce de théâtre de 2005, Sanpo Suru Shinryakusha, signée Tomohiro Maekawa et qu’il a ensuite adaptée lui-même en roman. En 2017, Kiyoshi Kurosawa, le réalisateur majeur de Cure (1997), Kaïro (2001) ou encore Tokyo Sonata (2008), la porte pour la première fois à l’écran. Le film est présenté au Certain Regard à Cannes puis sort en salles en mars de l’année suivante sous le titre Avant que nous disparaissions ; et bien qu’il soit communément admis que sa présence soit facultative, personnellement l’absence de «ne» explétif dans ce titre français me dérange depuis tout ce temps. Pour revenir au film ou plutôt à son tournage, pendant celui-ci Kurosawa se met en tête d’en réaliser une seconde adaptation une fois la première achevée. Il parvient à conserver l’équipe technique, certaine·s comédien·ne·s aussi mais en s’amusant à modifier leurs rôles, et semble vouloir prendre au moins autant de liberté quant à l’œuvre originale avec cette variation à venir, qui cette fois s’intitule Yocho. Le cinéaste trouve rapidement les fonds nécessaires chez WOWOW, chaîne de télévision câblée qui avait déjà produit et diffusé en 2012 ce qui fut sa première série télévisée : Shokuzai. Là où cela se complique, c’est si l’on se souvient que cette précédente série, articulée en cinq épisodes, était sortie en salles en France sous la forme d’un diptyque de long-métrage. Car Yocho est aussi une série WOWOW 5×30 minutes, seulement elle trouvera le chemin des salles françaises en tant que long-métrage mais unique cette fois, de 150 minutes, sous le titre Invasion. Pour ajouter un peu de confusion à qui serait déjà perdu, Happy Hour du japonais Ryusuke Hamaguchi sort la même année dans nos contrées, et si lui était initialement un ensemble de trois long-métrages d’une durée totale de 317 minutes, il trouve le chemin des salles découpé en cinq, sous le titre Senses 1, 2, 3, 4 et 5, de surcroit vanté par le distributeur comme la «première série au cinéma». Au moins, les ciné-sériephiles arguant qu’aujourd’hui les deux media se valent accueilleront avec bienveillance ce remodelage des distributeurs français qui brouille complètement la nature de l’œuvre.
Si l’on devait maintenant soutenir une comparaison à la fois utile et sans aucun doute fantasmée au sein du cheminement créatif que fut celui de Kurosawa entre sa première prise de connaissance du travail de Maekawa et ses claps de fin de Avant que nous disparaissions et de Yocho, on pourrait imaginer que ses faux jumeaux s’inspirent du postulat de Melinda & Melinda de Woody Allen (2004). Dans cette comédie dramatique portée par Will Ferrell, et à laquelle correspond mieux qu’à aucune autre l’appartenance à ce genre hybride, le cinéaste new-yorkais raconte deux fois de suite la même histoire, mais une fois comme une comédie et une autre comme un drame. Kurosawa semble avoir reproduit cet exercice de style avec Avant que nous disparaissions et Yocho, tant le premier est fantasque et léger, et le second pondéré et grave. La trame est pourtant sensiblement la même, à la différence que la première adaptation suivait trois extra-terrestres et leurs guides terriens contraints de leur être dévoués, alors que Yocho ne se concentre que sur une seule relation de cet ordre : l’alien Jiro Makabe (Masahiro Higashide) et son obligé Tetsuo (Shôta Sometani). C’est aussi pour Kurosawa l’opportunité de faire un pas de côté en développant le personnage de l’épouse d’un de ses guides. Dès le premier épisode, Etsuko (Kaho) s’impose à l’avant-plan d’un coup d’épaule et devient le protagoniste de Yocho. Etsuko est progressivement présentée comme « spéciale » du fait qu’elle se révèle capable de garder ses concepts lorsque les extra-terrestres cherchent à les lui dérober. Face à tous les autres êtres humains, les aliens n’ont qu’à les inciter à se représenter n’importe quel concept l’espace d’un instant pour le leur voler, qu’il s’agisse de « la famille », du « bonheur » ou de « la mort ». Ceci signifie toutefois en revanche que l’humain perd instantanément et à tout-jamais la compréhension de cette notion, s’effondrant physiquement à cette occasion. Si l’on regrette que Kurosawa n’exploite pas encore assez l’immensité du potentiel philosophique d’une telle proposition, contrairement à Avant que nous disparaissions, il ne le fait pas au profit de péripéties récréatives et plus ou moins signifiantes. Ici, les rares scènes s’y attelant sont puissantes (moment terrible lorsque Makabe s’empare du concept de « vie » chez un ancien bourreau des années lycée de son guide), d’autre part c’est pour mieux se concentrer sur la rapport de force qui s’établit entre Etsuko et Makabe. Comme souvent chez Kurosawa, de la confrontation – ici celle d’un tandem à défaut d’un couple – et des adversités connexes naîtra l’espoir que l’apaisement des douleurs passe par l’amour pur (comme dans Vers l’autre rive, comme dans Kaïro). Un espoir mais pas une certitude, car la souffrance reste vive, ce qui explique que Kiyoshi Kurosawa achève souvent ses films par une étreinte (Vers l’autre rive, Yocho), d’autres fois par un hurlement (Rétribution), mais dès lors possiblement par les deux à la fois (Creepy). Ici, les amants s’étreignent en larmes.
Yocho exploite grandement cette mélancolie, et même si les deux derniers épisodes incorporent des éléments de comédie (notamment quand l’invasion gronde et qu’un policier ne prête pas même attention à la confession de meurtre de Tetsuo), il s’agit toutefois bel et bien de son mélo-Melinda. On le comprend même d’emblée, avec une première réplique en voix off comme un indice. Etsuko est vue de dos, elle s’appuie contre la rambarde de son balcon, le vent souffle, sa voix résonne : « Tout a commencé… ». C’est exactement le même incipit que celui de Kaïro, Michi (Kumiko Aso) est dans la même position sur le pont d’un paquebot en partance pour l’Aregentine et le souvenir ému des événements se lance de la même façon. De quoi déduire d’entrée de jeu que si Kurosawa fait de Yocho un décalque mélancolique d’Avant que nous disparaissions, c’est surtout parce que son intention profonde est de répliquer son chef d’œuvre Kaïro.
L’adaptation cinéma de 2017 était une œuvre hybride, aussi tragi-comique que Doppelganger (2003), et tout aussi meta puisque l’on trouvait dans ce dernier une grande séquence burlesque en hommage au passage de la « boule » dans Les aventuriers de l’arche perdue (Steven Spielberg, 1981) alors qu’Avant que nous disparaissions s’achevait dans son cas avec une parodie délirante du passage de l’avion en rase-motte de La mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959). En comparaison, Yocho est plus sage. Comme dans Kaïro, la perspective de fin du monde incite Kurosawa à parler d’amour donc, mais aussi de la disparition et du manque. L’une des connexions se fait néanmoins en négatif : comme dans le film de 2001, tout change au dernier acte, le monde n’est plus vraiment le même, on ressent un basculement. Alors que Kaïro montrait subitement Tokyo évidé de ses corps, Yocho les fait apparaître, nombreux et inertes. L’effroi est semblable. Ce ne sont pas des disparitions totales d’êtres humains, libérant les rues et les foyers, ce sont des amoncellements de corps. S’ils ne sont pas morts, la perte de concepts les a heurtés, avant qu’ils ne s’effondrent pour de bon. Plus tôt, lors de l’avant-dernier épisode, Etsuko est poursuivie par une extra-terrestre, la seule autre que l’on verra dans la série en plus de Makabe. Elle apparaît d’abord à l’arrière-plan, plaquée contre le mur du fond (exactement comme les fantômes dans Kaïro), avant de la prendre en chasse sans courir (exactement comme les ennemis dans It follows de David Robert Mitchell, 2014). A ce stade, l’invasion étant proche, un humain n’a qu’à se trouver à un mètre ou deux de l’alien pour se faire voler un ou plusieurs concepts et tomber au sol. C’est pour cela qu’en traversant l’usine, croisant des dizaines d’employé·e·s avant de rejoindre Etsuko qui lui avait échappé en courant, l’envahisseuse les fait s’effondrer les uns après les autres, comme des dominos, ou pour mieux vous le représenter encore, comme un parterre de fleurs au passage de l’odeur nauséabonde laissée par Pépé le putois derrière lui… L’accumulation des corps, bien que seulement endormis, fait déjà froid dans le dos. L’invasion n’a pas même commencé que Kurosawa permet déjà d’induire son caractère implacable. La mélancolie provient aussi de là, d’un sentiment de résignation face à l’inéluctable. Au début de Yocho, lorsque Tetsuo demande à Etsuko ce qu’elle ferait si la fin du monde était proche, elle répond simplement « Je pense que je ne ferai rien », exactement comme l’horticulteur au début du dernier acte de Kaïro : « J’ai décidé de ne rien faire, et je pense que c’est un choix courageux ». Elle ne tiendra pas sa promesse puisqu’elle s’agitera, prendra sa voiture comme son aînée Michi, pour tenter de fuir avec son compagnon blessé, toujours comme le personnage de Kaïro, mais dans son cas sans parvenir à rejoindre un port et à changer de continent.
La grande dernière séquence de la mini-série, qu’il convient de ne pas dévoiler, ou du moins pas au-delà de l’étreinte déjà évoquée, contrairement à tout le reste, n’est pas à comparable à Kaïro mais elle se rapproche d’une bonne dizaine d’autres conclusions de films de Kurosawa… Avant d’en arriver là, on pouvait d’ailleurs déjà s’amuser, comme on pouvait le faire avec Avant que nous disparaissions, à cocher les auto-références pendant Yocho, notamment une étrange séquence en forêt rappelant Le chemin du serpent (1998) ou la silhouette gigantesque de Makabe rappelant l’ex-sumo devenu tueur en série dans Le gardien de l’enfer (1992), qui s’en prend d’ailleurs à un même acteur vingt-cinq ans plus tard (Tarô Suwa). Et puis toujours des chutes dans des cartons, des bâches et des voilages, des jeux de lumière travaillés in situ, autant de gimmicks du cinéma de Kurosawa que l’on aime retrouver d’une œuvre à l’autre. Seulement, alors que Avant que nous disparaissions n’existait presque que pour ce jeu des ressemblances, son style se diluant dans un écrin plus commun (plans rapprochés et découpage accru), l’inattendu Yocho lui a permis de renouer avec sa maestria formelle, et non pas seulement de raconter une même histoire mais de l’enrichir.
YOCHO (Yocho Sanpo Suru Shinryakusha Gekijoban, Japon, 2018), une mini-série de de Kiyoshi Kurosawa, avec Kaho, Masahiro Higashide, Shôta Sometani. Durée : 140 minutes.
Sortie en France en version long-métrage sous le titre Invasion le 5 septembre 2018.