Retour au RÉEL : des silences aux cris, une édition 2018 à l’écoute du monde

#1 ROMAN NATIONAL de Grégoire Beil

Uniquement constitué de flux vidéo Périscope, mettant surtout en scène des français·es et principalement des ados, Roman national est déjà fascinant dans sa première demi-heure, quand il n’est encore autre qu’une stricte compilation. Juste une somme de visages, de poses, d’aises et malaises, un portrait composite de la génération millenial, sans fard et sans filtre (ce n’est pas un film Snapchat…). Le plus intéressant, c’est le silence qui s’étend pendant que le filmé, aussi filmeur, lit les commentaires à son sujet des observateurs. Une ou deux secondes en suspend avant de répondre. Et le plus frappant, c’est qu’à chaque fois que ceux qui les regardent se borne aux apparences, se faisant plus voyeurs que voyants, à chaque fois qu’ils manquent de discernement, se parant de vilénie et commentant avec haine, le silence de l’intéressé·e se prolonge d’une ou deux secondes. A l’écran, l’ado laisse passer l’orage, attend le prochain compliment, la question suivante, avec à chaque fois le même silence et une même patience, une forme extrêmement puissante de résilience, qui se révèle bouleversante.
 Puis Roman national change de cap lorsque les un·e·s et les autres évoquent France-Portugal, la finale de l’Euro 2016. Le spectateur les regarde vivre l’évènement en temps réel et comprend que si la chronologie ne dévie pas, quelques minutes à notre échelle correspondant à quelques semaines de la leur, alors les écrans s’apprêtent à se charger en stupeur et terreur. Arrive bien la nuit du 14 juillet 2016, celle de l’attentat de Nice, certaines vidéos enregistrées non loin du drame, d’autres dans des chambres anonymes, et partout le doute et les interrogations, à travers des mots ou des regards. L’orage est passé, et les dégâts sont innombrables. S’ensuit une décision collective et non concertée, une minute de silence sur Périscope, commune et multiple, et pour la seconde fois dans ce film, un moment bouleversant.

#2 THE GREEN FOG de Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson

Ces derniers temps, Guy Maddin (Des trous dans la tête, My Winnipeg), avec et sans doute grâce à Evan Johnson, repense l’essence de son cinéma : délestage progressif de l’hommage au primitivisme cinématographique, et explicitation de son potentiel meta. Après La chambre interdite (2015), bonheur de cinéphile, réalisé en tandem, The Green Fog aura nécessité six mains pour venir à bout de cet improbable collage, passant au trio grâce à Galen Johnson, frère d’Evan et compositeur de la collaboration précédente des deux autres. En trio, ils se sont lancé le défi d’assembler le maximum de scènes de films se déroulant à San Francisco, ajoutant ça et là quelques incrustations du menaçant « brouillard vert » du titre. Grâce à cet ajout numérique et en supprimant tous les dialogues originaux, Maddin et ses acolytes ont concocté une œuvre inédite, aux confluents de deux mouvances cinématographiques de ces dernières années : d’une part le film meta d’accumulation, dans la veine de Have you seen my movie ? de Paul Anton Smith, de * de Johann Lurff ou encore de Fear itself de Charlie Lyne, et de l’autre les propositions de disparitions sonores de divers vidéastes (descriptions et vidéos dans cet article, que j’ai écrit pour un autre site, alors lisez, lisez, mais revenez vite ici ensuite !). The Green Fog met à son tour en exergue les silences existant entre chacun des dialogues d’œuvres préexistantes, ayant pour ambition d’imaginer voire de révéler une vérité nouvelle. Le silence n’est pas absolu pour autant puisque dans les appels d’air, les inspirations propres et figurées, déjà se font entendre quelques bribes d’émissions sonores, ce sont des réflexions déjà formées, des formulations presque actées, rien de plus que de minuscules interstices dans lesquels se lovent le doute d’un changement, d’une évolution, d’une future parole qui pourrait tout changer. Seulement, tant que rien n’est dit, tout est encore possible. En termes d’intrigue, c’est forcément quelque chose qui intéresse Maddin et Johnson, qui par leur agrégation forment une nouvelle histoire, un film catastrophe créé de toutes pièces, et qui déploie sur son ensemble le basculement que les silences laissaient déjà entendre à demi-mot, à miette de mot : il y a la préparation, l’anticipation, une mise à ébullition, jusqu’à la révélation… et l’explosion. En sourdine, s’entend.

#3 EN ATTENDANT LES BARBARES d’Eugène Green

Depuis toujours Eugène Green célèbre la parole, témoigne son amour de la langue française (entre autres), rétablit les bons usages et magnifie les liaisons. On l’aime pour ça mais faut-il admettre qu’on l’aime aussi pour le négatif de cette obsession : on aime ses silences. Sans avoir recours au procédé artificiel et ludique de « Guy Maddin & the Johnsons » qui leur permet de diriger l’attention du spectateur sur le court instant juste avant la prise de parole, Green lui aussi s’intéresse depuis longtemps à ces moments suspendus précédant toute intervention, se délectant des entre-mots. Dans son ensemble, En attendant les barbares prend lui-même la forme d’un avant et peut-être plus encore d’un intermède puisque six jeunes gens trouvent refuge chez un mage et une « magesse » alors qu’une attaque de « barbares » semble devoir éclater d’un instant à l’autre à l’extérieur. Au sein de cette entre-deux – qui demeure plus reposé et reposant que disons Assaut (John Carpenter, 1976), autre nuit blanche en huis-clos, autre film de menace invisible – Eugène Green imagine une succession de conciliabules, tous superbes tant sur le fond que la forme, prenant place dans les alcôves de l’obscur palais qui abrite les personnages apeurés. Se dessine alors une parabole politique sensée sur les violences illusoires et réelles qui gangrènent nos sociétés contemporaines. D’autres échanges se plaisent à mettre en valeur leurs silences, notamment parce qu’ils se chargent de l’émotion lisible dans les regards des uns et des autres. Lorsque Sophie, la fille décédée des hôtes, apparaît à l’un des invités, elle s’exprime en ces termes : «Un fantôme n’est que son désir. Dans mon cas, de vivre. J’avais 20 ans quand je suis morte ». Conséquemment, les yeux du jeune homme en contre-champ s’embuent, et les nôtres les imitent.

#4 THE RARE EVENT de Ben Russell et Ben Rivers

Si le dénominateur commun de ce retour sur les films du Réel 2018 tient en une comparaison des rapports de chacun aux silences et aux sons, l’a priori concernant la dernière collaboration de Russell et Rivers n’est pas évident : Two years at sea de Rivers seul (2011) n’était que souffles, respirations conjuguées de l’homme et de la nature, alors qu’Un sort pour éloigner les ténèbres des deux ensemble (2013) convolait vers un fascinant concert de métal hurlant, quasi in extenso. Dès lors, qu’attendre de ce nouvel « évènement » ? Finalement, et ce n’est pas bien étonnant : Russell et Rivers jouent cette fois précisément sur le passage de l’un à l’autre, du silence aux sons, et vice-versa. 
Alors qu’ils filment au fil de The Rare Event une poignée de philosophes en petit comité, puis isolés, puis à nouveau réunis et plus nombreux, la caméra elle se meut auprès d’eux et de temps à autres se perd. Le feint-elle bien sûr, car c’est dans ces instants que Rivers et Russell mettent en scène la diffraction sonore autant que son pendant physique puisque la caméra paraît plongée dans un liquide de synthèse où des formes étranges se seront substituées aux éminents orateurs. On se souvient que quelques minutes plus tôt, l’un d’eux, Manthia Diawara évoquait le « retour à la complexité » (sémantique notamment) prôné par Jean-François Lyotard (philosophe français disparu en 1998 et matière première des interventions du film), on se souvient aussi de la notion de « cimetière » (sémantique essentiellement) évoquée cette fois par Jean-Luc Nancy, et l’on replonge avec d’autant plus de plaisirs dans ce cimetière sous-marin, cimetière des mots, imaginé par l’insaisissable tandem arty.

#5 FOOTBALL INFINI de Corneliu Porumboiu

Il y a un cri déchirant dans Football Infini, mais on ne l’entend pas. Il résonne pourtant, tant et si bien que le documentaire de Porumboiu se hisse à cette marche du crescendo (presque au max !). Tout ce que le cinéaste raconte ici, et il raconte beaucoup de choses, trouve son origine dans ce cri, poussé au passé. Vers le début du film, un fonctionnaire passionné de football nommé Laurentiu Ginghina raconte un souvenir d’adolescence : il jouait sur un terrain avec ses amis quand l’un d’eux a frappé sa jambe, avec la même intensité que s’il s’agissait du ballon, et que lui se prenait pour Roberto Carlos. Ce soir-là, la douleur tardant à se manifester, Laurentiu mit trois heures à rentrer chez lui. Il ne pourra plus jamais jouer comme et autant qu’avant. Quelques décennies plus tard, Porumboiu l’interroge dans son bureau et chez lui, et l’homme évoque son souhait de révolutionner le football, de le rendre plus rapide, partageant des schémas, décrivant ses nouvelles règles inventées, réinventées – non sans se heurter au scepticisme du cinéaste, d’ailleurs. Tout cela amuse le réalisateur roumain, et cela lui parle sans doute, car le tableau représentant les stratégies de jeu originales n’est pas si éloigné du celui représentant la stratégie d’intervention de  la brigade vers la fin de Policier, adjectif (2009), et les dessins de Laurentiu seraient presque semblables à celui décrivant la stratégie cette fois amoureuse du protagoniste de Woman on the beach, réalisé en 2006 par Hong Sang-soo, l’inspiration manifeste et avouée de Porumboiu depuis Métabolisme (2013). Le documentaire tisse alors des liens inattendus, inespérés même, entre l’évolution du jeu, l’évolution de la carrière de cet homme depuis sa blessure et son cri, et l’évolution du film, qui évoque ce changement de vie, jusqu’à que son discours introspectif soit brutalement interrompu par l’entrée dans son bureau d’un couple, en colère contre leurs responsables locaux. Et l’évolution du film c’est alors aussi celle de l’histoire du pays qui entre en jeu et se mêle à l’histoire personnelle, comme dans son Match retour (2014).
 Dans les arrêts de jeu, on saura déceler une dernière connexion, cette fois entre les légers décalages souhaités par Laurentiu pour « libérer » le football et la genèse d’une photo prise lors d’un mariage par le père du protagoniste, détail sur lequel s’attarde à dessein Porumboiu : une création née d’un même désir de liberté, opérant un pas de côté par rapport à la photographie de cérémonie traditionnelle. Ceci amène le vieil homme, alors pleinement écouté, confiant, à parler d’un tableau a priori parfaitement kitsch exposé dans sa chambre, magnifiant le canevas par un discours sur la force de l’art, comme trace laissée par le vivant. Ça aussi, ça parle à Corneliu Porumboiu.

#6 L. COHEN de James Benning

La décision du jury du Réel 2018 de décerner la plus haute distinction du festival à L. COHEN fut au mieux radicale, au pire très intentionnellement radicale. Il s’agit d’un plan fixe d’une quarantaine de minutes sur un champ avec aucun mouvement, aucune action… ou presque. Sensiblement à la moitié du film, un événement et pas des moindres change la donne. La nuit semble d’abord tomber, captée en temps réel, comme au début de Lumière silencieuse (2006) ou de Post Tenebras Lux (2012) de Carlos Reygadas, mais dans le cas présent, elle serait bien brève. Ce pourrait être un time lapse, ou peut-être une éclipse. La première suggestion est certes erronée, mais elle n’alimente pas moins la seconde. S’il s’agissait d’une accélération de l’image, et dans l’hypothèse où cet effet serait alors constitutif d’une diégèse fictionnelle de L. COHEN, James Benning se plairait alors à concevoir un nouvel écoulement du temps pour notre monde, ceci modifiant alors notre perception du beuglement puissant des vaches qui précède ce moment critique. Malgré l’immuable et étrange beauté d’une véritable éclipse, curieusement, on aurait donc presque envie de lui préférer cette impression première qu’inspirent l’espace d’un instant ses manifestations sonores animales, angoissées, tranchant avec le silence relatif instauré depuis vingt minutes (seuls des moteurs vrombissent au loin). A cinq minutes de la fin du film, un ajout extra-diégétique résonne cette fois-ci, une belle chanson folk. Comme si notre monde avait changé, et pour le mieux tant cette balade nous apaise. L. COHEN a bien sa petite musique, et s’il n’est pas vraiment plaisant, et même fort logiquement partiellement ennuyeux, il ne s’oublie pas.

#7 JUSQU’À CE QUE LE JOUR SE LÈVE de Pierre Tonachella

De tous les films vus au Réel en 2018, remarquable édition, Jusqu’à ce que le jour se lève est sans doute le moins fort, le moins cohérent, le moins beau. Aucunement détestable, il lui manque seulement un regard, et plus encore une habileté à le tenir. Face à ce que filme Tonachella, en l’occurrence le désœuvrement à la fois commun et varié d’anciens amis du village de l’Essonne où il a grandi, on regrette la caractère aléatoire de ses désirs de captation, et qu’il ne trouve jamais le rythme rêvé, la cadence espérée dans leur agencement. On ne saurait pas forcément l’égaler, ou les égaler, lui et ses monteuses (Aurique Delannoy et Florence Chirié) mais l’on ne se fait pas moins notre petite idée, fantasmant une autre durée pour tel plan, une autre durée pour telle séquence, etc. Même l’idée première de Tonachella, qui consiste à témoigner de l’indolence et/ou de l’ennui des jeunes gens pour mieux montrer leur façon de s’en accommoder et de le transcender par des raves et autres fêtes braillardes, ne connaît jamais l’intensité attendue, ces quelques réveils furieux étant trop dilués, leur rengaine disloquée. Reste qu’entre ces pics sonores épars et les quelques scènes en compagnie d’un jeune homme mentalement déficient qui crie et frappe toutes sortes d’objets métalliques, Jusqu’à ce que le jour se lève met nos tympans à rude épreuve, et mérite pour cela de clore ce compte-rendu-crescendo.

La 40ème édition du festival Cinéma du Réel s’est déroulée à Paris du 23 mars au 1er avril 2018.

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

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